L’écologue Philippe Jacques Dubois est un spécialiste des oiseaux ainsi que de la biodiversité domestique. Depuis des années, il alerte sur la grande amnésie écologique et l’érosion de la biodiversité. Il vient de publier Denise ou la fin d’un monde aux éditons Delachaux & Niestlé, un essai atypique et original à bien des égards. Derrière le titre singulier de Denise, Philippe Dubois revient sur les échanges fructueux qu‘il a en Auvergne avec sa voisine nonagénaire. Il la connaît depuis toujours, mais Denise est une personnalité étonnante qui le conduit à revenir à la fois sur l’érosion de la biodiversité et la transformation du monde agricole tout en questionnant profondément nos modes de vie. Denise ou la fin d’un monde est un essai émouvant. L’ouvrage oscille entre l’ode à la sobriété, le constat empirique et scientifique du déclin du vivant et les réflexions sur ce que devrait être une société respectueuse du vivant en se basant sur l’expérience d’une personne « d’un autre temps ». Philippe Dubois revient dans cet entretien avec GoodPlanet Mag’ sur cet hapax qu’est Denise, un livre surprenant, mais aussi une personne riche et inspirante, où l’intime et la science se croissent pour apporter des réponses aux crises tant écologiques qu’existentielles.
Comment vous est venue l’idée d’écrire un essai sur l’érosion du vivant à partir du portrait et de la vie de Denise, votre voisine en Auvergne ?
Pour aborder le sujet de l’érosion de la biodiversité et des transformations du milieu agricole, j’ai pris un prisme un peu étroit. Denise est une ville dame que je connais depuis que je suis petit. Je suis originaire du Cantal par mes grands-parents. Quand j’étais enfant, Denise venait déjà chez ma grand-mère pour me garder et faire du ménage. Elle a maintenant 97 ans, j’en ai 68. J’ai continué à rester en contact avec elle. Au fil de nos discussions ainsi que de mes réflexions sur l’érosion du vivant et la place d l’agriculture dans la perte de biodiversité, de ce que cette dernière pourrait faire ou ne pas faire pour la biodiversité, Denise avec son vécu m’est apparue comme un fil conducteur pour ce livre. Denise est une personne assez particulière dans le sens où c’est une des dernières survivantes d’un monde qui a complétement disparu.
« Cette femme applique sans le savoir les préceptes de la sobriété heureuse de Pierre Rabhi.»
Que voulez-vous dire par là ?
Elle n’a pas voyagé de sa vie. Elle est née dans le Cantal et elle n’est jamais allée plus loin que Saint-Etienne ou Clermont-Ferrand. Elle n’a jamais mis les pieds à Paris ni vu la mer. C’est difficile à notre époque de trouver une personne qui ait une aussi faible empreinte écologique.
« Difficile à notre époque de trouver une personne qui ait une aussi faible empreinte écologique. »
Cette femme applique sans le savoir les préceptes de la sobriété heureuse de Pierre Rabhi. Elle n’a pas eu d’enfant. C’est également une féministe sans le savoir puisqu’elle revendique la place de la femme à l’égale de celle de l’homme. Pour toutes ces raisons, elle me fascine car elle est devenue, sans être une intellectuelle, une boussole, du moins pour moi, en m’indiquant une direction vers laquelle tendre au moment où les trajectoires empruntées par l’humanité s’orientent vers des catastrophes écologiques.
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L’écologie du vide et grande amnésie écologique, quand les paysages deviennent des décors sans espèces sauvages
Quel message voulez-vous transmettre avec ce portrait de Denise et les réflexions issues de vos conversations avec elle ?
Ce n’est pas une biographie mais une manière d’explorer des réflexions sur les modes de vie. Je dresse un parallèle entre l’existence de Denise, qui m’a aidé à comprendre certaines choses, et les transformations du monde. Les pratiques agricoles et les changements dans la biodiversité sont très liés. Denise est un des derniers témoins d’un temps où il y avait, si ce n’est une coexistence pacifique, une entente profonde entre les paysans et le milieu naturel.
« Même si le paysage est toujours là, il s’est complétement vidé des espèces sauvages le peuplant. »
Denise m’a appris à observer les changements dans la biodiversité et dans les pratiques agricoles à une échelle locale, dans un environnement qui a pendant longtemps été préservé. Denise m’a décrit des paysages de sa jeunesse très semblables à ceux d’aujourd’hui. Quand on se balade en Auvergne, on a l’impression d’être dans un milieu qui semble inchangé alors qu’il a profondément été transformé dans sa structuration. La structuration des écosystèmes agricoles de haute-montagne a évolué, même si le paysage est toujours là, il s’est complétement vidé des espèces sauvages le peuplant.
C’est-à-dire ?
Je parle d’une écologie du vide. Les paysages sont comme un décor de théâtre, les prairies sont toujours vertes, les forêts aussi, en hiver les sommets sont blancs, pourtant les acteurs, c’est-à-dire le vivant, sont complètement en train de disparaitre. Selon moi, notre problème est qu’on retient uniquement le visuel en se focalisant sur les beaux paysages, qu’on peut voir dans les affiches de promotion touristique des régions dans le métro, en faisant abstraction du vivant qui fait se paysage. On n’a pas conscience que sans les vers de terre dans le sol, il n’y aurait pas de prairie et donc, par extension, d’écosystème agricole. Les agriculteurs n’auraient alors plus rien pour produire l’alimentation. Le monde et le milieu agricole sont le reflet de la société. Le monde agricole est en profonde mutation tout en faisant face à de nombreuses contradictions.
« Sans les vers de terre dans le sol, il n’y aurait pas de prairie et donc, par extension, d’écosystème agricole »
Vos travaux insistent sur la grande amnésie écologique. Pour celles et ceux qui n’en auraient jamais entendu parler, pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit ?
L’amnésie écologique est la faculté d’oublier et, par conséquence, de ne pas percevoir les évolutions de l’environnement et de la biodiversité. Notre cerveau se révèle saturé d’informations, il se met à jour en permanence, ce qui fait qu’on perd la mémoire du passé. Par rapport à l’environnement, il y a des tas d’informations qu’on oublie. Par exemple, on ne se rappelle plus de la présence des hirondelles dans la ferme dans laquelle on passait ses vacances durant l’enfance, on finit par oublier qu’un bois a été remplacé par un lotissement… De plus, d’une génération à l’autre, les informations se perdent, ce qui aboutit à une situation insidieuse dans laquelle la perte de repères sur l’état du vivant et ses évolutions nous empêche de réagir et d’envisager le long terme.
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« La perte de repères sur l’état du vivant et ses évolutions nous empêche de réagir et d’envisager le long terme. »
Comment expliquez-vous le changement de rapport à l’environnement des sociétés modernes ? Et ce alors que l’écologie n’a jamais été autant au centre des discours du moins…
On est pris dans une frénésie de l’immédiateté qui conduit à ce que nous zappions d’un sujet à l’autre. L’environnement est certes devenu important, mais on est comme un cheval qui refuse de sauter l’obstacle. On dispose en effet de tous les éléments pour agir parce qu’on connaît exactement l’état de santé de la planète, les causes des problèmes et les mesures à prendre.
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« Les changements nécessaires à la préservation de la planète font peur «
Toutefois, au moment de prendre les décisions nécessaires, tout se déballonne. Les politiciens remisent l’environnement au rang des accessoires tandis qu’une partie de la population considère que le sujet est important sans pour autant avoir la volonté de changer. Sans doute est-ce dû au fait qu’on est dans une sorte de cocon préservé de tout. Les changements nécessaires à la préservation de la planète font peur car ils impliquent une profonde remise en cause.
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Notre cerveau primitif nous engage plus à être dans le déni qu’à se remonter les manches afin de changer notre façon de vivre. On n’y est absolument pas prêt. Pour y parvenir, il faudrait que notre cerveau émotionnel se déclenche sous l’effet de la peur. Ce qui me fait dire que les sociétés humaines n’ont pas suffisamment peur des risques écologiques. Je pense aussi que la Terre n’a pas encore montré tout ce dont elle est capable pour nous effrayer.
« Les sociétés humaines n’ont pas suffisamment peur des risques écologiques. »
Votre livre aborde aussi le thème du changement culturel qui s’est opéré avec la révolution industrielle. La culture est sans doute un des éléments déterminants de la rapide transformation du monde vers la société industrielle dont les ravages sur l’environnement sont désormais connus. Dans le même temps, la culture est aussi ce qui permet aux sociétés et à l’espèce humaine de rapidement s’adapter à de nouvelles conditions, plus que l’évolution au sens biologique. Pensez-vous que de nouvelles cultures peuvent émerger pour répondre aux urgences écologiques et aider à repenser nos modes de vie ?
Pour qu’une culture nouvelle émerge, il faudrait que la précédente s’effondre. On entre alors dans le domaine de l’effondrement de la civilisation actuelle et des cultures qui l’accompagnent au profit de quelque chose de nouveau.
Sans présumer de l’avenir, je pense néanmoins qu’on a pris une telle trajectoire qu’on se dirige fatalement vers un effondrement du vivant. L’effondrement des populations animales ou végétales advient avec un temps de latence, en raison d’une forme de résilience qui rend le phénomène peu perceptible jusqu’à ce que la chute des populations survienne. Le jour où cela survient, cela peut aller très vite et s’avérer brutal. Des exemples passés ont montré que des populations d’oiseaux ou de mammifères peuvent diminuer lentement année après année, puis disparaître d’un coup en quelques années. Ce phénomène pourrait se produire à une échelle systémique.
Pour en revenir aux nouvelles cultures…
Je ne pense pas que l’humanité va disparaître. En revanche, la 6e extinction anthropogénique est tout à fait possible. Ces menaces pourraient être l’occasion de repartir vers de nouvelles cultures, mais rien n’indique qu’on essaye de faire une pause. Or, on devrait faire le tri pour garder ce qui est bon dans les cultures actuelles et mettre de côté ce qui est nocif.
« L’homo sapiens est la seule espèce au monde qui s’acharne vraiment à détruire son environnement. »
L’homo sapiens est la seule espèce au monde qui s’acharne vraiment à détruire son environnement. On risque donc une extinction partielle du vivant accompagnée d’une réduction drastique des effectifs de la population humaine en raison des pressions exercées sur le climat, sur la biodiversité, sur l’eau, sur l’alimentation, sans parler des conflits que ces phénomènes ne manqueront pas de provoquer. Cette vision peu optimiste est vraisemblablement la réalité qui nous attend. Elle ne reflète pas mon pessimisme mais ce que disent des dizaines de milliers d’études scientifiques publiées chaque année.
Denise, « gardienne de bon sens »
Est-ce que le portrait de Denise que vous dressez est une ode à la sobriété ? Et à la simplicité volontaire ? Comment apprendre de cette expérience pour changer nos modes de vie ?
Oui, effectivement. Denise, bien que personne ne la connait, est à mes yeux une « gardienne de bon sens ». Elle est non seulement le vestige d’un temps révolu, on ne reviendra pas à la manière de vivre du milieu du XXe siècle, mais aussi un repère nécessaire qui aide à agir et réfléchir pour modifier la trajectoire complètement folle prise par les sociétés humaines. Denise vit seule, mais elle a bien conscience que la Terre est devenue folle. Elle me répète souvent qu’il est écrit dans la Bible que l’humanité périra par le feu et par l’eau.
« Réduire la consommation est un levier important pour remédier aux crises écologiques. »
En regardant autour de nous, chacun peut trouver des Denise. Que soit des personnes de son entourage ou des lectures, de tels modèles peuvent aider à infléchir le cours des évènements en étant plus sensible à la façon dont on vit, à la manière dont on consomme. En effet, réduire la consommation est un levier important pour remédier aux crises écologiques.
Que faudrait-il faire pour redonner à l’agriculture, disons même à la paysannerie, sa place et attirer des jeunes vers ces métiers ?
Il s’agit d’une vraie question parce que le monde agricole est pris entre l’enclume et le marteau. Les agriculteurs sont soumis à des contradictions car on leur demande d’être de plus en productifs, d’utiliser les pesticides, de raser les haies, or ce sont eux les premières victimes de ce modèle. L’agriculture intensive les affecte tant sur le plan sanitaire qu’économique. On leur demande d’être plus productifs alors qu’il y a de moins en moins d’exploitations. Il y avait 500 000 exploitations agricoles en 2010 contre 390 000 en 2020. On estime qu’il en restera 275 000 en 2035. En 40 ans, la taille moyenne des exploitations est passée de 19 hectares à 69 hectares. Entre la division par deux du nombre de fermes et le triplement de leur surface, on est face à une équation impossible.
« La terre peut donner autant avec moins d’intrants à condition de prendre en compte la biodiversité »
Je pense qu’on aurait besoin de davantage d’agriculteurs, des dizaines voire des centaines de milliers. Mais il faut surtout repenser la manière dont on cultive car on est en train d’épuiser les sols. La terre est exsangue et ne survit, dans bien des cas, que sous la perfusion des produits phytosanitaires. Pourtant, la terre peut donner autant avec moins d’intrants à condition de prendre en compte la biodiversité qui est la meilleure alliée des agriculteurs. C’est pourquoi il faut se tourner vers l’agroécologie qui marrie l’agriculture raisonnée et la prise en compte de la biodiversité. On a simplement besoin de repenser la façon de cultiver la terre sans forcément revenir à la traction animale ni passer partout au bio.
Est-il encore possible de revenir en arrière sur l’érosion des espèces et variétés domestiques ?
La biodiversité domestique n’est pas forcément la plus abimée actuellement. Des progrès ont été accomplis dans ce domaine. Beaucoup d’actions sont menées afin de maintenir des races à petits effectifs. Ce qui sur le plan génétique s’avère très important en contribuant à la diversité génétique des espèces comme les vaches, les moutons, les chèvres ou encore les cochons.
« Le monde agricole doit comprendre que sans la biodiversité sauvage, il ne peut rien faire. »
Maintenant, le monde agricole doit comprendre que sans la biodiversité sauvage, il ne peut rien faire. Pour eux, on est encore dans ce monde similaire au tonneaux danaïdes dans lequel on peut exploiter sans aucune limite les ressources naturelles.
Diriez-vous que nous avons perdu une forme de sagesse universelle qui pendant des siècles, si ce n’est des millénaires, a lié les humaines à la terre ? D’ailleurs, est-ce, selon vous, universel ?
On a changé de paradigme par rapport au vivant. On a clairement perdu une forme de sagesse avec l’émergence de la révolution industrielle à la fin du XVIIIe siècle. Elle a modifié notre rapport à la Terre. Il y avait déjà auparavant des textes sacrés disant que l’Homme pouvait dominer le vivant. Il y a ensuite eu les thèses de Karl Marx disant que l’Homme pouvait faire ce qu’il voulait du vivant et le maitriser. 150 ans plus tard, on en voit les résultats dramatiques obtenus en pensant qu’on pouvait dominer la nature, que les ressources seraient illimitées et qu’on trouverait toujours des solutions.
« Il faut agir très vite si on veut entamer une sorte de rédemption écologique. »
D’ailleurs, je pense qu’on sera pris de vitesse par l’effondrement du vivant. Une citation de Jérôme Deshusses résume bien : « la nature ne pardonne pas, n’oublie rien… Des coups, elle peut en supporter mille et rendre soudain non pas œil pour œil mais apocalypse pour chiquenaude. » Il arrive un moment où la résilience s’effondre, c’est alors très soudain et rapide. Je crains qu’il faille que les cataclysmes se mettent en route pour que notre cerveau émotionnel dise « halte, ça suffit ! » Il sera sans doute trop tard pour une partie d’entre nous et certaines espèces, mais peut être pas trop tard pour inventer une nouvelle société.
Avez-vous un dernier mot ?
Il faut agir très vite si on veut entamer une sorte de rédemption écologique. Plus on attendra, plus ce sera compliqué. Cette rédemption écologique doit être le fruit d’une volonté citoyenne puisqu’il est très difficile de changer les certitudes et les habitudes. Il va falloir apprendre à renouer avec le temps long, c’est d’autant plus urgent que la Nature, elle, n’attend pas.
Propos recueillis par Julien Leprovost
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