Chef étoilé, engagé et médiatique, est-il encore nécessaire de présenter Thierry Marx ? Depuis des années, le cuisinier défend une certaine vision du bien-manger, incluant notamment la végétalisation de la gastronomie. À l’occasion de la parution de son livre Le dictionnaire jubilatoire de la cuisine engagée (Harper Collins France), GoodPlanet Mag’ est allé s’entretenir avec le chef Thierry Marx.
Pourquoi publier Le dictionnaire jubilatoire de la cuisine engagée ?
C’est un jeu avec les mots autour de la gastronomie et des produits. En partant d’une lettre de l’alphabet, on parle spontanément de quelque chose lié à la gastronomie, comme l’eau, les fruits, la place de la viande ou encore l’engagement.
« L’engagement est d’abord de définir ce qu’est un bon produit. »
Engagement, passion, qualité et respect
Qu’est-ce que l’engagement selon vous ?
Quand on parle d’alimentation, l’engagement est d’abord de définir ce qu’est un bon produit. Ensuite, le second engagement est de mesurer son impact social, illustré aujourd’hui par la situation des agriculteurs. Puis, il faut mesurer son impact environnemental et nutritionnel. En effet, certains produits sont bons mais n’ont pas des qualités nutritionnelles satisfaisantes.
« Le plaisir fait partie de la cuisine »
On peut aussi s’engager sur la formation et la transmission. La finalité est de défendre une cuisine qui soit responsable.
Vous insistez sur le plaisir de l’engagement, comment se traduit-il ?
Le plaisir fait partie de la cuisine. Dans l’Antiquité grecque, Archestrate disait déjà que la cuisine est à la fois une question de plaisir, de bien-être et de santé. On s’aperçoit que cette maxime n’est pas démentie. Les médecins constatent que la santé est au rendez-vous quand il y a plaisir et bien-être.
« Le plaisir de se faire confiance pour que les autres aient confiance en nous. »
L’engagement commence donc par le plaisir de cuisiner, par le plaisir de partager. Il se traduit aussi par le plaisir de se faire confiance pour que les autres aient confiance en nous. C’est toute la magie de la table. Il n’y a pas mieux que de se rassembler autour d’un plat, d’un savoir-faire, d’une compétence et d’une connaissance pour entrer en connexion avec les autres. Finalement, cela apaise nos sociétés.
Les enjeux environnementaux conduisent à repenser notre alimentation. Vous travaillez sur ces sujets depuis des années, constatez-vous des changements au-delà de la prise de conscience ?
Oui, j’ai vu les choses évoluer, mais pas toujours dans le bon sens. Je me suis intéressé au bon avant le bio. Le bio est une ligne de fuite qui m’intéresse beaucoup, mais avant d’y parvenir, il faut déjà passer par le bon. C’est-à-dire qu’il faut avant tout travailler la qualité des sols, la qualité de la plante et le bien-être animal. Selon moi, on ne réussira sur l’impact environnemental qu’à la condition de réussir d’abord sur l’impact social. Aujourd’hui, en raison de la fracture sociale, il y a des gens en souffrance qui ne se sentent pas vraiment concernés par l’impact de leur mode de vie sur l’environnement. C’est pourquoi il faut combattre et réparer cette facture sociale. Ce n’est qu’une fois cela fait qu’on pourra accélérer sur l’impact environnemental. On oublie trop souvent de parler de l’impact social, ce qui fait que seule une partie de la population considère l’impact environnemental.
Changer les habitudes alimentaires
Plus concrètement, qu’en est-il de la transition vers une alimentation moins carnée ? Où en sommes-nous et que pouvons-nous faire ?
On ne mesure pas suffisamment les évolutions dans la consommation de viande. Il n’est donc pas évident de savoir où on en est. Pourtant, la réduire n’est pas si difficile que ça. Il faut partir sur une règle de 80 – 20, soit une alimentation à 80 % végétale et à 20 % de protéines d’origine animale. Si on arrive à le faire d’ici 10 ans, alors on aura considérablement réduit l’empreinte carbone de nos assiettes.
« Une alimentation à 80 % végétale et à 20 % de protéines d’origine animale »
Il s’agit juste de quelques habitudes à prendre, comme se dire que la viande et le poisson, c’est une fois par semaine et que le reste est entièrement végétal. Il faut aussi inciter le monde agricole à aller vers une politique de production plus durable car aujourd’hui, on manque considérablement de produits liés à la cuisine végétale dans notre agriculture.
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Justement, vers quels produits conseilleriez-vous d’aller ?
Je conseillerais de privilégier tout ce qui est céréales, blé, lentilles, pois, pois chiches, lupin et tout ce qui est graines. Nos aînés le savaient déjà avant nous. Il faut les remettre au goût du jour. Il existe aujourd’hui des produits laminés, écrasés, comme le pois, le lin, la féverolle, les blés et les pois chiches, qui servent à obtenir des pâtes avec des textures très intéressantes afin de disposer d’ingrédients supplémentaires à inclure dans la gastronomie française. Il faut donc les faire entrer dans le réflexe de celles et ceux qui font la cuisine et des chefs afin qu’ils s’approprient, de façon gourmande, ce type de produits. On a trop souvent délaissé le végétal pour aller vers la protéine animale. Il faut corriger cela en amenant des ingrédients à base de produits végétaux dans notre travail et notre consommation.
« On a trop souvent délaissé le végétal pour aller vers la protéine animale »
Pensez-vous qu’il faille substituer à la viande des produits qui s’en rapprochent ? Ou, au contraire, développer de nouvelles palettes d’ingrédients et de goûts ?
Il faut utiliser de nouveaux produits pour les intégrer dans notre gastronomie. C’est vrai pour les pois, les lentilles, les féveroles, mais aussi les algues. Elles doivent entrer de manière assez importante dans notre consommation. On voit aussi le remplacement de certains produits, comme l’œuf en cage qui va complétement disparaitre en France et en Europe. De nouveaux ingrédients entrent dans la gastronomie, ce qui permet à cette dernière de continuer à s’épanouir.
« De nouveaux ingrédients entrent dans la gastronomie »
La gastronomie consiste souvent à bousculer les idées reçues. Pourtant, c’est aussi, dans le même temps, un univers très fantasmé. C’est pour cela qu’on a parfois du mal à y faire entrer des nouveautés, a fortiori si on considère que ces nouveaux éléments n’appartiennent pas à la tradition gastronomique. Or, le blé, les pois et les légumes secs font partie de la gastronomie française. Il faut les réintégrer, ce qui permettrait d’atteindre l’objectif de 80-20 à même de diminuer l’impact carbone de nos assiettes.
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Qu’en est-il des légumes anciens ou rustiques ?
Paul Bocuse disait à propos des légumes oubliés qu’on a bien fait de les oublier. Pourtant, aujourd’hui, la magie du travail des jardiniers a conduit à largement améliorer les qualités de ces variétés. On a maintenant des topinambours, des crosnes, des cerfeuils tubéreux à la fois délicieux et goûteux, bien loin de ceux qu’on trouvait il y a une vingtaine d’années.
« On manque considérablement de produits liés à la cuisine végétale dans notre agriculture »
Et du côté de la réduction de la consommation d’eau, où en sommes-nous ?
On nous avertissait sur le stress hydrique au niveau mondial à partir de 2050. Or, certains départements français le connaissent depuis des années. Continuer de croire qu’il faut 10 litres d’eau pour cuire 1 kilogramme de haricots verts n’est désormais plus justifiable. Nous devons apprendre à utiliser l’eau et à la préserver dans la cuisson et dans les exploitations.
Quelles sont, d’après vous, les pistes à suivre dans les années qui viennent pour que l’alimentation et la cuisine répondent aux enjeux de l’époque ? Sur quels aspects peut-on encore innover ?
Il y a encore beaucoup d’aspects de la cuisine sur lesquels il est possible d’innover. Prenons juste le temps de se demander, que signifie construire une cuisine demain ? Un fourneau ? Pourquoi utilisons-nous autant d’électricité ou de gaz pour cuisiner ? Avoir des plaques à 5000 Watts ne sert pas à grand-chose, en revanche disposer de matériaux qui se révèlent efficaces pour bien cuire sur des plaques à 1000 Watts est intéressant. Grâce à de nouveaux matériaux, il est possible de réduire de 30 à 40 % le coût en énergie. C’est vrai également pour l’eau. Un hôtel, s’il se veut responsable, devrait être quasiment autonome en énergie. Actuellement, on sait les construire, mais on ne sait pas encore les industrialiser.
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Diriez-vous que les métiers de l’alimentation, de la cuisine et de la restauration sont accessibles à tous ceux qui veulent s’y engager, peu importe leur origine sociale et leur diplôme ? Est-ce que cela leur confère leur sens et permet à chacun d’exprimer son engagement à son niveau ?
Pas suffisamment hélas. Si nous voulons améliorer ça, il faut faire en sorte de sensibiliser dès la petite enfance sur ces sujets. De plus, dès qu’une personne entre dans les métiers d l’hôtellerie- restauration, il faut que sa formation le sensibilise aux questions environnementales et qu’on l’aide à améliorer ses compétences. Des manuels contemporains de cuisine passent encore l’environnement sous silence. Or, il faut dès à présent former aux bons réflexes.
« Continuer à former des consommateurs aboutira à la surconsommation de cette planète »
J’insiste sur la formation et l’initiation à l’alimentation dès la petite enfance, car, les enfants sont les adultes de demain. Continuer à former des consommateurs aboutira à la surconsommation de cette planète. Si au contraire on forme des mangeurs, au sens de personnes qui savent analyser et apprécier ce qu’elles mangent, on aura plus de chances qu’ils se préoccupent de l’environnement.
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Le mangeur peut analyser ce qu’il mange. Par exemple, évaluer l’impact kilométrique, et donc privilégier les circuits courts. La loi finira par l’imposer puisqu’il faut diminuer de 30 à 50 % l’impact de nos assiettes d’ici 2050.
Constatez-vous des améliorations au niveau de la restauration collective ?
La restauration collective revient au fait-maison, avec moins de choix et davantage de qualité. Toutes les grandes entreprises du secteur sont en train de revoir leur copie, ce qui se répercute de fait sur leur impact environnemental et social. Ce phénomène est même presque plus rapide dans ce secteur que dans la restauration dite commerciale.
Qu’en est-il de la manière de faire nos courses ? Et est-il possible de parvenir à faire revenir ou à renouveler le public des marchés, qui peuvent être des lieux de rencontres avec les producteurs…
Deux mondes se télescopent : le monde du digital, qui va finir par proposer une liste unique de courses à avoir chez soi, et celui des gens qui continuent d’avoir envie d’aller voir le petit producteur pour trouver du lien social fort.
« Cela reflète la binarité de l’être humain qui veut le mieux, mais à la porte de chez lui et avec un moindre effort »
Pour préserver l’acte fort de cuisiner, c’est ce modèle qu’il convient de défendre. Encore une fois, on est dans la schizophrénie, car on peut aller acheter chez le petit producteur tout en faisant livrer ses courses au drive ou chez soi. Cela reflète la binarité de l’être humain qui veut le mieux, mais à la porte de chez lui et avec un moindre effort.
Est-ce qu’arriver à refaire ses courses et reprendre du temps pour cuisiner ne serait pas aussi un moyen de se reconnecter ? Et que cela pose des questions quasi-philosophiques quant à l’organisation de notre temps ?
Oui, je peux entendre que c’est une question philosophique. On peut même y mettre une certaine forme de spiritualité. Le problème est que le commun des mortels est pétri de désirs. Il veut donc consommer. L’enjeu est de le faire redevenir un mangeur.
Pour redevenir un mangeur, auriez-vous un petit conseil pour les personnes peu douées en cuisine ?
Les gens s’inventent des histoires : tout le monde est doué en cuisine. Quand on fait bouillir un œuf dans de l’eau, on a un œuf dur. On peut y ajouter des lentilles ou du riz. Si on écaille l’œuf et qu’on le met sur le riz, avec une vinaigrette, on obtient un concassé de salade. Ce n’est pas un plat d’un esthétisme fou mais c’est un plat qui est objectivement bon. Tout le monde a cette capacité de cuisiner, encore faut-il s’en rendre compte.
« Tant que vous ne faites pas la cuisine, vous confiez à d’autres la capacité de vous nourrir »
On a du mal à rompre avec ce désir de facilité, surtout quand on se dit que c’est plus facile d’appuyer sur une application pour obtenir à manger en mettant Netflix sur son canapé. Il ne faut pas s’étonner que certains soient dans le déni climatique. Par contre, quand on reprend conscience qu’on est un être humain, peut être que là on se dit qu’on préférait aller au marché, y trouver du sens, et retrouver du sens à refaire la cuisine. Tant que vous ne faites pas la cuisine, vous confiez à d’autres la capacité de vous nourrir. Faites confiance à une industrie pour vous nourrir n’est pas toujours le meilleur choix, vous êtes sûr que cette industrie va vous rendre malade, c’est évident.
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Faire la cuisine ne requiert pas forcément beaucoup d’ingrédients, mais avant tout l’effort de ne plus être un consommateur qui suit la doxa qui veut que, à un moment donné, je mange à peu près comme tout le monde. Mais sur une planète marquée par une fracture sociale importante, c’est compliqué car des gens n’ont plus d’argent dès le 10 du mois pour s’acheter de quoi manger correctement du fait des prix.
« Tant qu’on ne fera pas en sorte que les gens vivent dignement et soient heureux, ils n’auront pas de raisons de s’inquiéter de l’état de la planète. »
La fracture sociale a créé une alimentation à deux vitesses. S’y opposer est le premier combat écologique à mener. Car, tant que la situation sociale ne sera pas améliorée, les gens se ficheront de savoir si la planète va cramer ou non. C’est exactement ce que résume la fameuse phrase des gilets jaunes à propos de la fin du monde et de la fin du mois.
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Avez-vous un dernier mot ?
L’impact social et l’impact environnemental des activités sont liés. Tant qu’on ne fera pas en sorte que les gens vivent dignement et soient heureux, ils n’auront pas de raisons de s’inquiéter de l’état de la planète. Tout le monde souhaite vivre sur une planète respectée, mais les inégalités sociales font que ce n’est pas la priorité de tous.
Propos recueillis par Julien Leprovost avec Audrey Bonn
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Le Dictionnaire jubilatoire de la cuisine engagée, par Thierry Marx – Harper Collin
Une version vidéo de cet entretien avec Tierry Marx sera bientot disponible
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