Mondialement connu pour ses travaux sur les inégalités depuis la parution en 2013 du Capital au XXI e siècle, Thomas Piketty est une figure intellectuelle engagée à gauche. Ses travaux mêlent économie, sociologie, historie et sciences politiques. La question écologique fait partie de ses préoccupations. Thomas Piketty la lie à la réduction des inégalités et plaide en faveur d’une taxation des plus riches pour financer la transition. Il vient de publier Vers le socialisme écologique au Seuil qui rassemble plusieurs de ses chroniques pour Le Monde. L’occasion pour GoodPlanet Mag’ d’aller interviewer Thomas Piketty.
Une sélection de vos chroniques publiées dans le quotidien Le Monde est réunie dans un ouvrage Vers le socialisme écologique, pourquoi est-ce pertinent de continuer de parler de socialisme écologique à l’heure où en plus du libéralisme semble émerger un tecno-capitalisme sans limite ?
Le libéralisme et le techno-capitalisme ne sont pas à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques du siècle. Le socialisme écologique est amené à revenir sur le devant de la scène. En dépit de l’ambiance déprimante avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la situation politique en France, en Allemagne et plus généralement en Europe, il faut se préparer pour la suite.
« Historiquement, le mouvement vers le socialisme démocratique au XXe siècle a été un immense succès »
Dans mes travaux de chercheur, dans mes tribunes ainsi que dans la préface du livre « Vers le socialisme écologique », j’essaye de voir sur le temps long. Historiquement, le mouvement vers le socialisme démocratique au XXe siècle a été un immense succès. Les sociétés européennes ont connu des transformations considérables. On est passé au cours du XXe siècle de sociétés capitalistes dénuées de sécurité sociale et dans lesquelles la puissance publique recevait moins de 10 % du revenu national en impôts et en cotisations sociales à des sociétés où les cotisations et l’impôts tournent autour des 40 à 50 % en Europe. Cela permet de financer le modèle social.
Cela n’allait pourtant pas de soi…
Si on avait dit à l’époque que les impôts et les prélèvements atteindraient de tels taux, les dirigeants et une partie de la population auraient pensé que c’était le bolchevisme et que le monde allait s’effondrer. Pourtant, cela a été un succès qui a contribué à la prospérité. Personne ne propose de revenir en arrière sinon il n’y aurait plus d’assurance-maladie, de sécurité sociale ou d’école. D’ailleurs, les conservateurs actuels, qu’ils soient néo-libéraux ou nationalistes proposent un gel de cette situation.
« L’ampleur des défis et des catastrophes à venir est telle que les autres corpus et système idéologiques vont échouer. »
C’est pourquoi avec ce livre, je souhaite dire qu’il faut reprendre le mouvement pour aller vers davantage d’égalité et plus de participation démocratique. Il se trouve que c’est le seul moyen de résoudre le défi écologique du XXIe siècle. Je pense qu’on va y revenir car l’ampleur des défis et des catastrophes à venir est telle que les autres corpus et système idéologiques vont échouer. Il faudra donc bien passer à autre chose.
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Il a longtemps été reproché à la social-démocratie de ne pas être en mesure de faire face aux enjeux écologiques en refusant de remettre en cause le productivisme, jugé nécessaire pour financer le modèle social. Est-ce toujours le cas ? Comment celle-ci peut-elle contribuer à faire face au défi climatique ?
Cette critique reste pertinente. Il y a effectivement deux grandes limites à cette révolution sociale-démocrate au XXe siècle. La première est de s’être fait dans le cadre des États-nation des pays du Nord sans tenir compte du fait que les pays riches n’auraient jamais pu s’enrichir sans les pays pauvres du Sud. La seconde est d’autre part que la dimension extractiviste et anti-environnementale du développement industriel a été négligée par la social-démocratie. C’est une limite évidente.
« La dimension extractiviste et anti-environnementale du développement industriel a été négligée par la social-démocratie. »
Bien qu’elle soit insuffisante, il ne faut cependant pas négliger la dimension non-productiviste de la révolution sociale-démocrate. La réduction du temps de travail a été très importante depuis le XIXe siècle. Si on avait voulu favoriser la production, on continuerait à travailler comme au XIXe siècle et on produirait alors deux à trois fois plus. Ce qui serait absurde. Sans le mouvement syndical et sans les partis communistes, socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes dans les différents pays, qui ont poussé pour des changements législatifs, cette réduction du temps de travail n’aurait pas eu lieu. Il faut bâtir là-dessus pour construire la suite avec une ambition anti-productiviste beaucoup plus prononcée.
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Vous écrivez que la social-démocratie n’est « pas un produit fini », que voulez-vous dire par là ?
La grande erreur de beaucoup de partis sociaux-démocrates a été justement de considérer la social-démocratie comme un acquis à défendre sans rien proposer de nouveau. La voir comme un produit fini ne lui permet pas de faire face aux nouveaux défis, qui sont non seulement écologiques, mais aussi sociaux. Elle a besoin de nouvelles formes de financement collectif et de gouvernance démocratique pour organiser ses services, comme l’éducation et la santé qui doivent répondre à de nouveaux besoins et dont le coût augmente.
« Le libéralisme et le techno-capitalisme ne sont pas à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques du siècle »
De surcroît, si rien n’est fait, ils seront remplacés par des logiques marchandes, lucratives et capitalistes. Ils seront alors sans doute bien moins rendus. C’est pour cela qu’il s’avère nécessaire pour l’avenir d’imaginer des transformations aussi importantes que celles qui se sont produites au siècle précédent. Ce qui implique de nouvelles mises en commun des ressources et donc de socialisation des richesses.
Que répondre à ses détracteurs ?
Je comprends que la discussion soit difficile car quand on atteint déjà 50 % de prélèvements obligatoires beaucoup de gens estiment qu’il faut s’arrêter là. Or, il faut avoir à l’esprit que cette notion de taux de prélèvement obligatoire porte un message politique sous-jacent disant de regarder où on est et de ne pas aller au-delà. Je pense que cette critique est entendable mais il convient aussi de la dépasser collectivement. Car, ces prélèvements répondent d’abord à une logique de besoins dans l’environnement, la santé et l’éducation.
« Bien qu’elle soit insuffisante, il ne faut pas cependant négliger la dimension non-productiviste de la révolution sociale-démocrate. »
Ensuite, il reste à voir projet contre projet, quelles sont les différentes façons de répondre à ces besoins. Si vous ne voulez pas de prélèvements obligatoires et de collectivisation des richesses, vous répondrez à ces besoins avec des logiques lucratives et marchandes privées. Etes-vous sûr que cela va mieux marcher dans l’éducation, la santé, l’énergie, les transports ou encore l’agriculture. La question mérite de se poser.
Qu’est-ce que les succès ou les échecs dans la lutte contre les inégalités peuvent nous apprendre pour faire face aux crises écologiques ?
La principale leçon à retenir est le besoin de mobilisations collectives. Elles se sont faites par le mouvement syndical et les partis politiques, qui ont été des partis de masse authentiquement populaires à un moment. Aujourd’hui, on a besoin d’un mouvement de masse comparable, or on en est très loin. Et, les partis écologistes n’ont pas réussi à convaincre les classes populaires car ils n’ont pas su mettre la réduction des inégalités au centre de l’analyse. Si on fait de l’écologie sans prendre en compte les classes sociales, les classes populaires et les classes moyennes risquent de se sentir perdantes par ce qui est proposé. Ainsi, dans toutes les propositions politiques, il faut garder en tête qu’avoir 1000 euros par mois, ce n’est pas pareil que disposer de 5000 voire 10 000 euros par mois. Pour cette raison-là, les solutions proposées doivent explicitement prendre en compte le niveau de vie en fonction des classes sociales. Il doit être pris en compte du début à la fin et non pas comme une espèce de supplément d’âme qui arrive à la fin sans être au centre de la réflexion.
« Si on fait de l’écologie sans prendre en compte les classes sociales, les classes populaires et les classes moyennes risquent de se sentir perdantes par ce qui est proposé. »
Deux actualités récentes mettent en lumière les inégalités et l’environnement. Tout d’abord, les incendies de Los Angeles qui en touchant les quartiers les plus huppés du monde devraient rappeler que le dérèglement climatique peut toucher tout le monde et que la richesse matérielle ne suffit pas à s’en préserver. Quel regard portez-vous sur ce qui se passe à Los Angeles ? Pensez-vous que cela puisse déclencher un changement quelconque dans la prise en compte de l’écologie ?
J’espère que ce type de catastrophes aura au moins le mérite de faire prendre conscience aux uns et aux autres de la réalité du dérèglement climatique. Malheureusement, je crains qu’aux États-Unis, cela ne soit pas suffisant pour qu’une partie de la population change d’attitude. Il est encore trop tôt pour le savoir.
Je pense néanmoins que les catastrophes jouent un rôle dans le changement des perceptions. Elles risquent donc d’être un des leviers principaux dans le changement d’attitude à l’égard du système économique.
Coïncidence du calendrier, ces feux surviennent au début de l’année et au moment où Oxfam affirme qu’en raison de leur mode de vie les 1 % les plus riches de la planète ont épuisé leur budget carbone 2025 en seulement 10 jours- Quelle réaction cela vous inspire ?
Je pense que c’est vrai et qu’une telle information peut contribuer à changer les choses. Je rajouterais qu’il faut insister sur ce qu’on peut concrètement changer dans la vie des 50 % les plus pauvres en mobilisant des ressources du côté des 1 % les plus riches. Pour réussir à convaincre, il faut avant tout montrer les changements positifs qu’on pourrait apporter en taxant plus les plus riches.
« Il faut insister sur ce qu’on peut concrètement changer dans la vie des 50 % les plus pauvres en mobilisant des ressources du côté des 1 % les plus riches. »
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En plus de la fiscalité, de quels autres instruments disposons-nous pour relever les défis posés par la réduction des inégalités et par l’écologie ?
De manière générale, le système de pouvoir et les rapports de pouvoir doivent changer. Cela inclut la question de la démocratie en entreprise. Les salariés doivent avoir un droit de regard et de vote au sein des entreprises, pas uniquement consultatif. Le mouvement a déjà commencé au XXe siècle. En Allemagne et en Suède, dans les grandes entreprises, les salariés ont jusqu’à 50 % des droits de vote au sein des conseils d’administration. Cela veut donc dire que les salariés peuvent changer la donne face à un actionnaire même si ce dernier détient la majorité du capital. C’est donc révolutionnaire de ce point de vue. C’est le cas depuis un demi-siècle dans ces pays alors qu’en France, aux États-Unis ou au Royaume-Uni, les actionnaires ne veulent pas en entendre parler. Il faut pourtant s’inspirer de ces transformations pour aller plus loin. J’estime qu’au-delà d’une certaine taille d’entreprise, un actionnaire ne devrait pas avoir plus de 10 % des droits de votes. Tout simplement car l’objet d’une entreprise a des implications au-delà et qu’il faut donc impliquer toutes les parties prenantes dans les décisions. On ne peut pas concentrer les prises de décision entre les mains d’un petit nombre de personnes. C’est également vrai pour les services publics comme la santé, l’éducation ou même les médias pour les journalistes confrontés à leurs actionnaires. Il est devenu vital de changer les rapports de force.
« Changer les rapports de pouvoir ne passe pas uniquement par la fiscalité »
Changer les rapports de pouvoir ne passe pas uniquement par la fiscalité. D’autres dimensions complémentaires sont toutes aussi importantes. Il y a les mesures pour encadrer les échelles de revenus avec des salaires minimums et des salaires maximums.
Qu’en est-il de la formation de la population et des élites à l’économie. Est-elle suffisante selon vous ? N’y a-t-il pas aussi un manque de diversité dans les courants de l’économie qui ont voix au chapitre tant dans l’enseignement que dans les médias qui laisse à penser « qu’il n’existe pas d’alternatives » ?
Il ne suffit pas de se plaindre du fait que les économistes libéraux ont confisqué ces questions. Il ne faut pas les laisser les confisquer. Tous les citoyens et tous les chercheurs doivent s’en emparer. Il ne faut pas se laisser impressionner par la technicité apparente des sujets économiques, qui sont en fait des questions historiques, sociales et politiques.
« Ne pas abandonner les questions économiques aux seuls économistes. »
Beaucoup d’économistes libéraux ont une grande part de responsabilité en ayant voulu faire croire que l’économie était une science tellement scientifique que personne ne pouvait la comprendre. Et, qu’il fallait donc laisser un petit groupe de personnes décider des questions économiques comme des questions techniques. Il y a aussi une responsabilité de la part de ceux qui les ont laissé faire, notamment certains chercheurs en sciences sociales, Histoire, sociologies. Je cherche à les convaincre de ne pas abandonner les questions économiques aux seuls économistes. Je les encourage à s’en saisir avec une approche historique plus pertinente. Le but est d’éviter que les approches trop techniques ou économétriques portées par les économistes ne prédominent dans les débats. Ces derniers regardent souvent les problèmes seulement sous l’angle exclusivement monétaire, sans faire preuve de bon sens ni de considération pour les questions matérielles, écologiques et démocratiques. La réappropriation citoyenne des sujets économiques est une étape absolument essentielle pour transformer les règles du jeu.
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Enfin, sommes-nous collectivement stupides ? la question des inégalités et la répartition du pouvoir fait partie des plus anciens thèmes de la pensée humaine, au travers de la religion et de la philosophie. Dans le même temps, ces questions, en dépit de théories brillantes, ne semblent jamais avoir reçu une réponse satisfaisante.
Je suis en désaccord avec vous car je pense qu’on a réussi à faire énormément de progrès, en particulier au cours des deux derniers siècles. Peut-être pas au cours des 2000 dernières années parce que les religions n’ont sans doute pas eu le succès qu’elles escomptaient en matière de bilan égalitaire. Une fois institutionnalisées, elles ont parfois contribué à perpétuer des inégalités de genre, d’origine et de classe, voire à les légitimer. En revanche, la religion civique, disons social-démocrate, a permis depuis la Révolution française d’aller vers davantage d’égalité.
« L’égalité n’est jamais un combat facile, mais il peut être gagné. »
Malgré toutes les inégalités du monde actuelle, si on compare la concentration des richesses, les inégalités de genre, de race, il y a depuis deux siècles un mouvement vers le progrès dans l’accès à l’éducation et à la santé. L’égalité n’est jamais un combat facile, mais il peut être gagné. Il a même été gagné dans le passé sur des dimensions très importantes comme la mise en place du suffrage universel, de l’impôt progressif et de la sécurité sociale, la décolonisation. Ces batailles ont été menées avant d’être gagnées. Ce combat doit se poursuivre au XXIe siècle sans se désespérer. Il faut s’appuyer sur ces victoires pour continuer le mouvement.
Avez-vous un dernier mot ?
Malgré tout, quand je regarde les choses dans le long terme, je vois un message d’espoir. Je reste fondamentalement optimiste puisque je pense que la demande de justice, de dignité et donc d’égalité peut se révéler plus forte que tous les conservatismes et tous les replis identitaires qu’on voit à notre époque. Haut les cœurs, mettons-nous au travail ensemble pour les étapes suivantes de la lutte en faveur de la justice sociale et environnementale.
« On a réussi à faire énormément de progrès, en particulier au cours des deux derniers siècles. »
Propos recueillis par Julien Leprovost
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Pour aller plus loin
Vers le socialisme écologique Chroniques 2020-2024 par Thomas Piketty, édition Le Seuil
Les chroniques de Thomas Piketty sur le site Internet du Monde
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