Être confiné dans les Confins de la République

Guyane

Guyane, France © Yann Arthus Bertrand

Dans un billet du mois dernier pour l’Institut des Amériques, Damien Davy, chercheur au CNRS Université de Guyane (UMR LEEISA) et directeur de l’Observatoire Homme-Milieu Oyapock, analyse le confinement depuis le sud de la Guyane française. Dans ces territoires éloignés de la métropole, où les décisions prises d’en haut s’appliquent sans prise en compte des réalités locales, une épidémie telle que celle du COVID-19 rappelle les maladies importées par les Européens jusqu’aux années 1970, relate cet anthropologue.

 

Comme le reste du territoire national, la Guyane française a été mise en « confinement » dès le 17 mars dernier. Ses quelques 300 000 habitants, dont 90% vivent sur une bande de 50 km le long du littoral, ont dû obtempérer et suivre les directives nationales décidées à 7 000 km de là. Certes, il semblait prudent d’appliquer une politique réfléchie et décidée au niveau national, dans la mesure où cette crise semble bien avoir pris tout le monde de court… Mais la manière dont les choses se sont déroulées a une fois de plus démontré combien la gouvernance française qui s’applique dans les Outre-Mer est basée sur des décisions prises à distance, bien loin du contexte réel dans lequel elles s’appliquent… Sur la base de témoignages et d’informations remontant des villages du sud Guyane, je présente ici une discussion de cette situation exceptionnelle à partir de la situation des peuples amérindiens qui sont, comme tous les citoyens français, confinés dans les confins de la République.

Quelques 3500 Amérindiens peuplent le sud Guyane dans les communes de Camopi, le long de l’Oyapock frontalier avec le Brésil, et de Maripasoula, bordant le Maroni frontalier avec le Surinam. Trois peuples, les Teko, les Wayana et les Wayãpi habitent dans environ 80 villages disséminés le long de ces deux grands fleuves et de quelques affluents. Si leur société a largement été bouleversée depuis plus d’un siècle, ils pratiquent toujours leur langue et gardent un mode de vie largement basé sur l’agriculture itinérante sur brûlis, la pêche et la chasse. Leurs relations au monde, leurs manières de vivre ont certes été impactées par l’introduction de la monnaie et, pour les Wayana, par une forte percée des églises évangéliques… néanmoins, ils continuent à vivre en petits villages organisés sur des règles familiales et sociales propres.

Ces villages sont isolés. Depuis le littoral, il faut au moins 3 heures de voyage pour atteindre le premier village sur le Maroni, 4 heures de pirogue pour atteindre Camopi depuis Saint-Georges de l’Oyapock et même plus de 2 jours pour se rendre dans les villages de Trois Sauts – plus si les eaux sont basses. Les habitants de ces confins se retrouvent aujourd’hui coupés du reste du département, ne disposant que de très rares magasins. Tous les enfants scolarisés en lycée et collège sur le littoral ou à Maripasoula ont été rapatriés en quelques jours dans leur famille.

Les épidémies ont cruellement marqué l’histoire des peuples habitants les Amériques avant la conquête occidentale. Le contact avec les Européens a entraîné un choc microbien majeur, décimant parfois jusqu’à 90 % d’un peuple en quelques décennies. Les spécialistes ont estimé la population précolombienne entre 43 et 65 millions dans les Amériques, dont environ 5 millions en Amazonie descendue à 100 000 en 1900… si ces chiffres sont toujours discutés et pourraient être sous-estimés, on sait qu’une grande part de cette dépopulation est due à des maladies importées d’Europe ou d’Afrique. Certes la violence coloniale a grandement favorisé cette hécatombe, car on sait qu’une population déstructurée, ayant connu nombre de violence, peut-être plus impactée par une épidémie…

Les Amérindiens du sud Guyane ont connu des épidémies meurtrières jusque dans les années 1970, comme ce fut le cas pour les Wayãpi de Trois Sauts en 1971 (rougeole) et 1975 (grippe)… Traumatisés, les habitants restaient dans leur hamac attendant la mort…

Et aujourd’hui ? Comment vivent-ils cette nouvelle épidémie et les consignes de confinement ?

Sur le Haut-Maroni, si les anciens ont fait part de leur inquiétude sur cette épidémie qui leur rappelle de mauvais souvenirs, les plus jeunes se sentent moins concernés. Les chefs coutumiers saisirent donc très vite la Préfecture de Guyane pour attirer son attention sur… la recrudescence de l’orpaillage illégal autour de leurs villages du haut-Maroni. Il faut dire que ces dernières années, en raison notamment du cours de l’or très élevé, le nombre de placers reste important. 132 sites ont ainsi été recensés en 2018 dans le périmètre du Parc Amazonien de Guyane. Force est de constater que les eaux du fleuve Maroni entre les villages wayana et le bourg de Maripasoula, sont depuis quelques années d’une couleur rougeâtre. La turbidité du fleuve et de nombre de ses affluents orpaillés impacte fortement la vie de ces populations, sans compter l’insécurité engendrée par cette activité…

L’État a répondu à l’appel des chefs coutumiers, avec la mise en place début avril d’un « poste opérationnel avancé » fonctionnant 24h sur 24h à Talwen, village situé sur la rive française. Ce poste doit exercer la double fonction de contrôler le flux des pirogues liées à l’orpaillage et de stopper la venue de personnes de l’aval du fleuve, permettant ainsi d’éviter une propagation de la Covid-19 dans ces villages enclavés. En effet, il y a eu un cas de contamination dans le bourg de Maripasoula et une vingtaine de cas bien plus en aval dans la commune de Grand Santi… or les pirogues de ravitaillement viennent toutes de l’aval.

Du côté de l’Oyapock, les gens du bourg de Camopi et des villages environnants ont, pour une grande part, quitté leur village pour se rendre dans leurs abattis afin de se mettre à l’abri d’une éventuelle arrivée du virus. Cette stratégie d’isolement volontaire, d’éparpillement des lieux de vie, rappelle des stratégies historiquement mises en place pour fuir la pression coloniale… C’est aussi l’occasion de réaffirmer leur usage d’une grande partie de leur territoire historique comme nous l’avons constaté depuis une dizaine d’années. Malheureusement, ils sont régulièrement obligés de se rendre à Vila Brasil (village de la rive brésilienne), afin de faire le plein d’essence pour leur pirogue, étape indispensable pour se rendre dans les abattis et sur leur territoire de chasse et de pêche.

Or on apprend depuis quelques jours que la commune brésilienne d’Oiapoque, située en aval, compte plusieurs dizaines de cas de Covid-19 et qu’il y a également déjà plusieurs cas à Saint-Georges de l’Oyapock. Même si la frontière franco-brésilienne est théoriquement fermée il sera difficile pour quelques agents de la PAF de contrôler environ 300 km de frontière fluviale…

Dans les hameaux situés autour de Trois Sauts, zone habitée la plus enclavée de Guyane, la vie continue son cours. Les deux gendarmes présents tentent tant bien que mal de faire respecter les consignes prohibant les rassemblements mais la tâche est bien difficile dans ces villages où on vit dehors, et pratiquent toutes leurs activités en extérieur et où les réunions autour de la bière de manioc cimentent la sociabilité…

« Le contexte nous met face à l’héritage d’une blessure coloniale et face au traumatisme collectif laissé par les épidémies qui ont décimé nos ancêtres » a rappelé la semaine dernière le Grand Conseil Coutumier des populations amérindiennes et bushinengués de Guyane. En effet, le premier et seul décès, survenu en Guyane pour cause de COVID, est un Amérindien arawak d’un village du littoral. D’ailleurs, dans la commune d’Oiapoque la première victime est également une amérindienne… Cela a grandement marqué les esprits et sensibilisé les militants amérindiens, revivifiant une solidarité pan-amérindienne. Face à une menace épidémique qu’elles ne connaissent que trop, les communautés du sud de la Guyane savent que leur confinement dans les confins de la République n’est pas en lui seul un gage de protection.

Cayenne, le 5 mai 2020

Ecrire un commentaire

Patrick Criqui, directeur de recherche au CNRS à propos des enjeux de la COP29 : « réduire les émissions de gaz à effet de serre est moins coûteux dans les pays du Sud que dans les pays du Nord »

Lire l'article