Christophe Lavelle, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
On l’a dit et répété : manger sainement, c’est manger varié. Et cette variété s’entend en réalité du champ à l’assiette, de la fourche à la fourchette. Explications.
Opter pour un régime « nutritionnellement vertueux » a aussi un impact positif sur l’environnement. La vertu invoquée implique d’une part de favoriser le végétal plutôt que l’animal (plus gourmand en ressources) et d’autre part d’augmenter la diversité « de la fourche à la fourchette », c’est-à-dire dans les champs et, in fine, dans nos assiettes. Les enjeux soulevés sont nombreux ; nous allons ici en souligner quelques aspects.
Suite à son émergence (il y a 300 000 ans voire plus), notre espèce, Homo sapiens, a d’abord évolué en prélevant dans la nature les calories dont elle avait besoin pour sa survie, comme le font encore aujourd’hui quelques peuples isolés (Inuits dans le Grand Nord, Pygmées en Afrique centrale). Puis très récemment, il y a 10 000 ans, l’Homme moderne a commencé à se sédentariser, passant du statut de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs à celui d’agriculteurs-éleveurs, c’est-à-dire troquant un environnement nourricier sauvage pour un environnement domestiqué, artificialisé. Mais si élever des animaux et cultiver des plantes permettent d’assurer un approvisionnement moins aléatoire que partir à la recherche de ces mêmes aliments dans la nature, cette nouvelle stratégie a des conséquences sanitaires et écologiques dont nous mesurons aujourd’hui les enjeux.
Côté végétal, la sélection des espèces cultivées est à l’origine d’une chute drastique de la biodiversité alimentaire, ce qui à l’aune des bouleversements climatiques en cours met en danger la sécurité alimentaire. Côté animal, la promiscuité des humains avec les animaux domestiques d’une part, et les animaux sauvages d’autre part (notamment suite à la dégradation du milieu naturel pour les besoins de l’élevage), entraîne des pathologies émergentes par transmission de virus, comme nous le rappelle de manière flagrante l’émergence du SARS-COV2.
Depuis l’après-guerre, l’accélération vertigineuse de la production agricole a certes permis d’atteindre l’abondance alimentaire grâce à laquelle les pays développés sont à l’abri du risque de famine. Mais le recours systématique à des engrais de synthèse et des traitements préventifs lourds (pesticides pour les végétaux, antibiotiques pour les animaux) est énergivore et polluant. Et il a en outre induit une résistance aux antibiotiques de plus en plus préoccupante, tout en faisant diminuer la valeur nutritionnelle des plantes (beaucoup moins cependant que la croyance populaire ne le laisse entendre).
Pour peu que l’être humain sache en tirer parti de manière durable, la diversité des écosystèmes offre une multitude d’environnements propices à la production alimentaire à travers le globe. Au lieu de cela, de nombreux espaces naturels sont ravagés, notamment pour alimenter les élevages, à l’instar de la forêt tropicale en Amazonie (pour cultiver le soja destiné à engraisser les animaux d’élevage) ou encore des mangroves d’Indonésie dévastées pour l’élevage de crevettes dont se régalent les Occidentaux.
Favoriser la biodiversité dans les champs
Si une agriculture « traditionnelle » de subsistance, que l’on sait source de biodiversité, se maintient encore un peu partout dans le monde, la majeure partie de notre alimentation provient d’une agriculture commerciale productiviste s’appuyant sur un très petit nombre d’espèces végétales. Comme le souligne un récent rapport de la FAO, sur les quelque 6 000 espèces de plantes cultivées à des fins alimentaires, moins de 200 contribuent de manière substantielle à la production alimentaire mondiale et moins d’une trentaine fournissent 90 % des calories consommées, dont plus de 40 % dues au seul trio céréalier blé/riz/maïs. Or ces monocultures sont particulièrement vulnérables aux attaques de ravageurs (comme nous le rappelle la dramatique famine causée en Irlande en 1840 par le mildiou de la pomme de terre), nécessitant toujours plus de pesticides. Et l’on sait par ailleurs qu’une agriculture reposant sur la coproduction d’espèces variées est plus à même de résister au changement climatique.
Il y aurait pourtant tout intérêt à prendre exemple sur les synergies vertueuses de la nature en favorisant les cultures associées et en encourageant l’installation d’une faune utile. Malheureusement, les adeptes de l’agriculture intensive perçoivent souvent la biodiversité de manière négative (insectes ravageurs, mauvaises herbes), même si cette vision commence doucement à changer, avec différents cahiers des charges qui se mettent en place pour aller vers d’autres types d’agricultures plus respectueuses de l’environnement. Nombre d’espèces sont en effet utiles aux cultures : insectes qui transportent le pollen, lombrics et à microfaune qui fertilisent les sols, oiseaux qui consomment et donc régulent les populations de chenilles, etc. Or, pour profiter de ces organismes auxiliaires, il faut préserver les environnements semi-naturels (haies, prairies, marais) qui leur fournissent le gîte à proximité des cultures, mais aussi limiter l’utilisation de pesticides qui tuent les organismes dont ils se nourrissent.
En clair, il faudrait encourager les pratiques agroécologiques plus responsables, fondées sur la connaissance des écosystèmes : l’agroforesterie en est un bel exemple. Autrement dit, il faut s’inspirer des écosystèmes naturels, et produire plus (de biomasse alimentaire) avec moins (d’intrants, d’énergie, d’eau, de surface, d’érosion, de pollution…).
L’agriculture de demain ne sera pas celle d’hier
S’il est vrai que certaines espèces anciennes sont plus robustes, moins exigeantes, plus résistantes aux maladies et aux conditions climatiques, car souvent plus aptes à se protéger par elles-mêmes (ce qui, soit dit en passant, est souvent corrélé à leur richesse en vitamines et antioxydants), il ne faut ni généraliser ni caricaturer : comme nous l’avons mentionné plus haut, non seulement la production actuelle reste largement assez riche en micronutriments pour que la consommation de fruits et légumes soit toujours bénéfique, mais les croisements/sélections opérés ont aussi permis l’émergence de nouvelles espèces intéressantes par leur rendement et leur qualité gustative. Aussi, au-delà de l’importance écologique d’une agriculture qui entretient un grand nombre d’espèces, l’intérêt de maintenir des variétés anciennes réside dans la diversité des goûts et des textures qu’elles offrent. Elles représentent un patrimoine qu’il faut entretenir. Et cela n’est pas incompatible avec, en parallèle, une production plus intensive d’un nombre limité de variétés modernes qui ont fait leurs preuves.
Ramener plus de biodiversité dans les champs ne veut pas dire revenir à l’agriculture d’antan ! Méfions nous des images d’Épinal « à l’ancienne » et du réflexe du « c’était mieux avant », car si le nombre des travailleurs de la terre a énormément diminué (il a été divisé par huit entre 1950 et 2010) dans notre pays, l’agriculture y est aujourd’hui largement exportatrice. Un agriculteur alimentait 5 personnes en 1950, il en nourrit désormais près de 100.
À l’opposé du « retour en arrière » que préconisent certains, l’agriculture du futur devra ainsi intégrer tout ce que l’écologie moderne peut lui apprendre, afin, en quelque sorte, de remplacer autant que possible la chimie par la biologie, tout en assurant à la fois la variété et la productivité des cultures. Quant à la question de l’agriculture biologique, son rendement est jusqu’à 30 % inférieur à celui des productions conventionnelles. Pour l’heure, sa généralisation ne permettrait donc pas de couvrir nos besoins alimentaires. Mais grâce aux recherches menées dans ce domaine, l’écart pourrait se réduire tout en améliorant les valeurs gustative et nutritionnelle des productions, en réduisant leur impact environnemental et en assurant la juste rémunération du travail accompli.
Enfin, ne l’oublions pas. Pour que le travail des agriculteurs ne soit pas vain, il nous reste à le valoriser au mieux. Il s’agit donc pour les cuisiniers du quotidien que nous sommes de faire preuve d’inventivité et de sortir les végétaux de leur rôle de simple accompagnant d’un ingrédient carné (qui tient trop souvent la place centrale dans l’assiette). En somme, d’en faire les vedettes de l’alimentation de demain, à la fois goûteuse et durable.
Christophe Lavelle, Chercheur en biophysique moléculaire, épigénétique et alimentation, CNRS UMR 7196, Inserm U1154, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
2 commentaires
Ecrire un commentaire
Christine Mayor
EXCELLENT ARTICLE!!! Merci!!!
Méryl Pinque
Il faut manger vegan, oui !
Pour les animaux, la planète et notre santé (survie) !