Décès de David Graeber, père des « bullshit jobs », relisez notre entretien avec lui

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David Graeber, l'anthropologue qui questionne le sens du travail, des bullshit jobs et de la bureaucratie PHOTO DR Les éditions des liens qui libèrent

Nous avons appris, hier dans la soirée, le décès de l’anthropologue et penseur américain David Graeber. Ce dernier s’est fait connaître par ses réflexions sur le sens et la portée du travail dans le monde contemporain. Il  nous avait accordé une interview lors du confinement au mois d’avril. Nous la republions ci-dessous. Crise du Covid-19, David Graeber, père des « bullshit jobs » questionne le sens du travail : « personne n’a envie de revenir au monde d’avant »

Crise du Covid-19, David Graeber, père des « bullshit jobs » questionne le sens du travail : « personne n’a envie de revenir au monde d’avant »

GoodPlanet Mag’ vous propose en exclusivité un long entretien avec David Graeber. L’anthropologue est surtout connu pour avoir conceptualisé les « bullshit jobs » (jobs à la noix) soit ces métiers dont le sens échappe même à ceux qui les exercent. Cette période de pandémie mondiale de coronavirus et de confinement questionne profondément les manières de travailler ainsi que le sens des emplois et par ricochet le monde dans lequel nous voulons vivre.Qu’est-ce que la pandémie actuelle révèle de l’utilité ou non d’un emploi ?

Beaucoup de personnes, notamment chez les cols blancs c’est-à-dire les managers et les cadres du secteur privé comme public, prétendent travailler énormément tout en suspectant leur travail d’être dénué d’une réelle utilité. De nombreuses études le montrent. Dans le même temps, plus un travail est utile, plus il est dangereux, moins il est considéré et payé. Désormais, impossible de dire que de nombreux secteurs s’avèrent importants sans qu’on ne sache vraiment ni pourquoi ni comment alors qu’ils sont à l’arrêt depuis des mois et que cela ne fait pas une grande différence.

Beaucoup de personnes, notamment chez les cols blancs c’est-à-dire les managers et les cadres du secteur privé comme public, prétendent travailler énormément tout en suspectant leur travail d’être dénué d’une réelle utilité

Cette crise peut-elle conduire à changer la manière dont le travail et le revenu sont liés, en reconsidérant les emplois les moins qualifiés, invisibles et mal payés pourtant nécessaires voire indispensables ?

Les relations de pouvoir déterminent la distribution des revenus. Mettons-nous d’emblée d’accord là-dessus : plus votre travail est utile, moins bien vous êtes payé. Qu’importe si ce que vous faites bénéficie aux autres ou si vous êtes bon dedans, la répartition des revenus dépend de rapports de forces et de prestige. Plus vous avez de pouvoir de nuisance et la capacité de détruire l’économie, plus vous avez d’argent. À Occupy Wall Street (NDLR : mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier qui a émergé en 2011), nous parlons des 1 % contre les 99 %. Ces 1 % les plus riches détiennent le pouvoir. Toute la question consiste à savoir comment briser ce pouvoir car ces personnes ne sont pas prêtes à abandonner un système qui leur profite en premier lieu.

Quelles sont les répercussions d’un tel système ?

Le niveau de salaire ne dépend donc pas de la productivité du travail. Dans une entreprise, le nombre d’employés sous vos ordres établit votre position hiérarchique ainsi que vos revenus. Ce qui entraîne une compétition narcissique, la même qui aboutit à la destruction de la planète. Les individus mis en compétition veulent de plus grandes tours, de plus grosses voitures pour se rendre au travail, avoir plus de déplacements professionnels dans plus de pays et ainsi de suite. Cette compétition permanente prend d’innombrables formes tout en contribuant au fait que beaucoup de gens ne se sentent pas à l’aise dans leur travail ni utiles. Cette impression se retrouve dans de nombreuses organisations, il faut en finir avec ce système.

Il faudrait donc un bouleversement de nos sociétés…

Oui, elles se comportent comme un groupe de personnes sur une voie ferrée alors qu’un train leur fonce dessus à toute vitesse. Au lieu de se sauver en s’écartant des rails, ils discutent de la vitesse à laquelle le train arrive. Ce comportement est insensé. Le coronavirus peut être perçu comme un coup de sifflet. Il avertit sur la nécessité de changer de voie. Une question demeure : serons-nous assez stupides pour revenir sur cette voie ? Cette crise présente une opportunité historique unique. Personne ne veut réellement reprendre comme avant. Pour preuve, un récent sondage britannique montre que seulement 9 % des personnes interrogées veulent revenir au monde tel qu’il était auparavant. Dans ce cas, l’autre question consiste à se demander jusqu’à quel degré nos choix seront radicaux.

Et qu’attendre de l’issue de cette crise au niveau de la solidarité entre les générations ?

Je veux dire aux personnes âgées qui sont les premières en danger à cause du coronavirus qu’il faut revoir la solidarité entre les générations. Tout le monde s’est confiné, y compris les jeunes. Bien qu’ils ne risquent pas de mourir, ils ont concédé d’incroyables sacrifices. Or, dans les pays anglo-saxons, on observe un rejet du capitalisme chez les jeunes au profit d’idées plus socialistes tandis que les plus âgés restent conservateurs, en faveur du capitalisme et moins prompts à agir pour le climat. On peut imaginer une sorte de marchandage entre les générations : les plus jeunes sauvent actuellement les vies des moins jeunes, en retour ces derniers pourraient prendre sérieusement en considération ce que les jeunes veulent pour leur avenir. Quand les gens de mon âge, la soixantaine, mourront, quel monde laisseront-ils ? Ce ne peut pas être un monde fondé sur le capitalisme financier, la croissance à tout va et la destruction de l’environnement.

On peut imaginer une sorte de marchandage entre les générations : les plus jeunes sauvent actuellement les vies des moins jeunes, en retour ces derniers pourraient prendre sérieusement en considération ce que les jeunes veulent pour leur avenir

Doit-on repenser le temps et le partage du travail ainsi que la nécessité d’un revenu universel ?

À chaque fois que nous sommes confrontés à une crise ou un désastre, nous avons cette réaction morale qui nous pousse à avoir besoin de faire quelque chose, à travailler plus et à se mobiliser davantage. Pourtant, toute l’ironie tient peut-être au fait que, dans ces circonstances, pour lutter contre la pandémie ou sauver la planète, le mieux est finalement de ne rien faire du tout et de cesser de vouloir trop en faire. Cela donne aux gens qui restent à la maison une respiration. Ils peuvent en profiter pour lire, se cultiver, s’intéresser à l’art et aux cultures, se montrer créatifs et imaginatifs. Ne rien faire bénéficie à la société tandis que travailler profite avant tout à la minorité des plus riches. Il apparaît plus utile de ralentir pour faire des choses qui nous profitent mutuellement les uns aux autres.

Selon vous, les gens mettent-ils à contribution ce temps libre pour réfléchir à ce qu’ils veulent vraiment pour leur vie et la société ?

Les réactions varient, mais beaucoup réfléchissent oui. Ils lisent et se questionnent. Les années qui viennent nous l’apprendront. Après la crise financière de 2008, il y a aussi eu ce moment de réflexion durant lequel tout le monde se disait « plus jamais ça ». Ils s’interrogeaient : qu’est-ce que la finance et son utilité ? Une dette ? Le monnaie ? L’économie ? Cela faisait la Une des médias, il y a eu un pic durant lequel l’opinion se posait toutes ces questions essentielles. Maintenant, plusieurs mois de confinement ont montré que revenir à la normale n’était pas nécessaire. Personne n’a envie de revenir au monde d’avant. L’humanité est face à une opportunité unique de remettre en cause le capitalisme et le fonctionnement actuel des sociétés.

Cette période de confinement global peut-elle être considérée comme la première expérience mondiale partagée de l’ère moderne et peut-elle réduire le fossé entre les cultures ?

En effet, il s’agit de la première expérience mondiale qui ne soit pas une guerre ou qui n’implique pas une forme extrême d’exploitation. Pour la première fois, l’humanité dans son ensemble fait face au même ennemi commun. Cette période unique renforce notre conscience de nous. Elle remet en cause certains présupposés comme ceux qui font de l’Amérique et l’Europe le centre de l’empire mondial. Ces deux régions sont pleines de confiance, sures d’elles, au top et avancées. Toutefois, leurs gouvernements n‘ont pas vraiment su faire face. A contrario, des pays qu’on pensait dépourvus de ressources et pauvres ont su écouter la science, utiliser à bon escient leur tissu industriel et faire face mieux que les plus riches.

Y a-t-il une explication politique ?

Cela nous envoie un signal qui n’a rien à voir avec le débat démocratie contre autoritarisme. Des démocraties comme Israël, la Corée du sud ou Taiwan s’en sortent bien. Les pays dans lesquels les gens ne croient pas le gouvernement et les autorités s’en sortent moins bien, comme en Italie ou en Grande-Bretagne.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans cette crise ?

L’unanimité de la réaction dans le monde, y compris dans les pays où même les chefs d’État comme Jair Bolsonaro au Brésil voulaient ignorer la crise. Les structures gouvernementales ont quand même réagi. Les gens ont conscience d’être au bord d’un effondrement. Depuis quarante ans, le discours dominant martèle qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme et que le néo-libéralisme est le seul système valable. Les gens qui nous gouvernent viennent de réaliser qu’ils se sont ainsi piégés eux-mêmes. Le coronavirus remet en cause le capitalisme tout en réhabilitant la nécessité de visions politiques de long-terme.

Une occasion unique d’en finir avec certains préjugés idéologiques et pratiques afin de réapprendre à prendre soin les uns des autres. Car, ce que nous appelons l’économie est juste un moyen de s’organiser. Il est vital de repenser l’économie pour qu’elle ne soit plus une machine, mais qu’elle revienne aux sources en répondant à nos vrais besoins

Avez-vous un dernier mot ?

Beaucoup de gens souffrent à cause du coronavirus : des malades, des personnes confinées, celles et ceux qui ont perdu leurs emplois et leurs ressources, certains font même face à la faim. On ne leur prête pas assez attention. Cependant, ce moment confère une occasion unique d’en finir avec certains préjugés idéologiques et pratiques afin de réapprendre à prendre soin les uns des autres. Car, ce que nous appelons l’économie est juste un moyen de s’organiser. Il est vital de repenser l’économie pour qu’elle ne soit plus une machine, mais qu’elle revienne aux sources en répondant à nos vrais besoins. Dans la plupart des langages, le terme « économie » n’existait vraisemblablement pas il y a 200 ans. Actuellement, l’économie est associée à la productivité alors qu’elle devrait désigner la manière dont on prend soin des autres. En effectuant ce travail, nous pourrons réinventer un système qui prend en compte ce que nous sommes.

Propos recueillis par Julien Leprovost

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2 commentaires

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    • Rouault Alban

    Tellement vrai du début à la fin ? – vraiment bravo

    • Claude Courty

    L’humanité paye les abus de tous les pouvoirs, du religieux au politique en passant par le parental, qui se sont toujours davantage souciés du nombre de ceux sur lesquels ils se fondent et prospèrent, que de leur bien-être.

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