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Le débat fait régulièrement surface : l’expérimentation animale est-elle toujours nécessaire ? Les méthodes alternatives ne sont-elles pas suffisamment développées pour épargner souris et autres animaux de laboratoire ? En 2020, ces questions ne semblent pas encore tranchées. Tentons d’y voir plus clair.
En 2018, près de deux millions d’animaux ont été utilisés dans les laboratoires français selon une enquête du ministère de la recherche. Parmi eux, 75 % étaient impliqués dans des procédures dites « légères » ou « modérées ». Seulement 18,7 % se trouvaient dans des procédures « sévères », et 6,3 % dans des procédures « sans réveil ». Puisque contrairement à une idée reçue, ces deux millions d’animaux ne sont pas morts des suites de l’expérience subie. Les préoccupations morales et éthiques d’une part grandissante de la population veulent néanmoins que ce chiffre diminue, jusqu’à ce que plus aucun animal ne soit considéré comme un « modèle expérimental ».
Actuellement, les scientifiques ont recours aux animaux de laboratoire pour plusieurs raisons :
- la recherche fondamentale, qui vise à accroître nos connaissances ;
- la recherche appliquée, dont le but est d’améliorer le bien-être humain et animal ;
- les études toxicologiques, obligatoires pour commercialiser certains produits comme les médicaments à usage humain ou vétérinaire ;
- la protection de l’environnement, comprenant les tests pour les produits susceptibles d’être répandus dans la nature ;
- l’enseignement ;
- le maintien de colonies d’animaux génétiquement altérés ;
- la recherche pour la conservation des espèces.
Les trois premiers points représentent plus de 90 % des utilisations d’animaux. Plus précisément, les études toxicologiques englobent quelque 27 % des tests, dont 14,6 % sont consacrés à la médecine vétérinaire. Au sein de l’Union européenne, une directive stipule que « le remplacement total des procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives » est l’objectif à atteindre « dès que ce sera possible sur un plan scientifique ».
De cellule en cellule
Le secteur cosmétique a été le premier à devoir, d’un point de vue réglementaire, se tourner vers des méthodes dites alternatives à l’expérimentation animale. Bien que certaines marques européennes estampillent leurs produits « cruelty free », laissant penser qu’elles auraient le droit d’utiliser des animaux, l’Union européenne interdit l’expérimentation animale pour homologuer des produits cosmétiques depuis plusieurs années.
Dans d’autres domaines, une telle interdiction serait inenvisageable pour Olivier Sandra, directeur adjoint de l’unité « Biologie de la reproduction, environnement, épigénétique et développement » de l’Inrae. « On est obligé de passer par l’animal parce que c’est, pour l’instant, la seule option que l’on a pour préserver l’humain quand on commence à utiliser une nouvelle thérapie », soutient-il. S’il ne pense pas voir la fin de l’expérimentation animale dans les 10 prochaines années, il observe avec attention les changements à l’œuvre.
En 2020, les scientifiques européens disposent déjà de plusieurs méthodes alternatives. Elles se classent en deux catégories : in vitro et in silico. Les procédures in vitro ont lieu en laboratoire, hors d’un organisme vivant. Elles comportent notamment la culture de cellules spécialisées, dites aussi « différenciées », un neurone ou une cellule épidermique sont par exemple des cellules différenciées, et celle de cellules souches, dites « indifférenciées », elles peuvent généralement donner plusieurs types de cellules.
Par ces cultures, il est possible de créer des organoïdes. Ce sont des amas de cellules différenciées, organisées comme un mini-organe, mais qui n’en sont pas réellement un puisqu’elles ne reproduisent que certaines fonctions dudit organe. Ces structures 3D représentent un grand intérêt, notamment pour la recherche et les études toxicologiques, car elles donnent un aperçu du fonctionnement et des réactions de l’organe qu’elles imitent. En France, un laboratoire s’apprête à lancer le premier essai clinique en cancérologie sur ces organoïdes, rapporte le Blob.
Sans l’animal… ou presque
D’après Olivier Sandra, « l’enjeu » n’est pas là. « Pour certaines maladies, il est nécessaire de s’appuyer sur un modèle animal parce que les modèles in vitro dont nous disposons ne permettent pas d’analyser les interactions entre organes. Quand vous envoyez une molécule dans une cellule, une culture cellulaire, voire un organoïde, vous ne pouvez absolument pas dire si cette molécule a des effets néfastes sur l’ensemble de l’organisme. »
Lorsqu’il souligne cette impasse, ce chercheur rejoint nombre de ses confrères et consœurs, dont certains planchent sur une solution : les organes sur puce. Ces structures rassemblent plusieurs répliques simplifiées d’organes « qui peuvent être couplés entre eux par des micro-canaux ». Une technique se rapprochant de la complexité d’un organisme sans pour autant l’atteindre. « Chez un animal, il existe de multiples régulations non restituées par ce type d’approche », rappelle Olivier Sandra.
D’autant que malgré les progrès des méthodologies in vitro, celles-ci ne s’émancipent du modèle animal qu’en théorie. En pratique, elles dépendent de l’extraction de cellules animales, de la récupération de tissus et d’organes dans des abattoirs, ou encore du sérum de veau fœtal. « On l’oublie toujours, mais les lignées cellulaires en culture ont besoin de ce produit biologique », relate Carole Charmeau, directrice générale de Kreatis, une entreprise commercialisant des alternatives in silico aux modèles animaux.
Ce sérum est, comme son nom l’indique, prélevé chez des fœtus de vache. « On extrait tout le sang du veau, souvent sans anesthésie, pour récupérer le sérum qui comprend un tas de facteurs de croissance indispensables à la culture des cellules de mammifères », se sidère Carole Charmeau, précisant que les recherches pour substituer ce liquide par des sérums artificiels se heurtent au manque de connaissances sur la composition du sérum de veau fœtal. Mais des alternatives, comme le lysat plaquettaire humain issu d’un don du sang, voient le jour.
Procédures ex vivo
Si les modèles in vitro ne permettent pas encore de s’affranchir de l’utilisation d’animaux, qu’en est-il des dispositifs in silico ? Qu’ils reposent sur du matériel numérique – films pédagogiques, logiciels de simulation, réalité virtuelle, etc. -, sur des reproductions inertes d’une partie ou de la totalité d’un organisme, voire sur des corps humains ou animaux donnés à la science, ces outils infusent particulièrement dans le milieu éducatif, où ils ont un double intérêt pour les élèves. Ils permettent, d’une part, de recommencer l’exercice en boucle, mais aussi de ne pas se préoccuper des conséquences d’un échec : une erreur de manipulation n’engendrera pas la mort d’une autre souris. Les gestes peuvent être appris plus finement, avec un moindre stress.
Quant à la toxicologie, le logiciel iSafeRat de Kreatis peut « remplacer entièrement des études normalement exigées dans la réglementation européenne », vante Carole Charmeau. Ce programme regroupe des modèles de prédiction des dangers des substances chimiques. « Le principe est de prendre les molécules qui ressemblent à la molécule d’intérêt et de trouver des corrélations entre ces molécules, qui ont des structures similaires et surtout le même mécanisme d’action toxique ».
Mais iSafeRat se confronte à une limite importante. « S‘agissant de la santé humaine, il reste encore très compliqué de trouver un modèle remplaçant une étude de toxicité » sur le long terme, tempère la directrice générale de Kreatis. Celle-ci soulève une autre problématique : dans certains cas, « la réglementation en vigueur n’est pas encore prête à accepter de remplacer entièrement l’étude par une méthode in silico ». Dans d’autres cas, ce n’est simplement pas envisageable.
Une culture inadaptée ?
Carole Charmeau n’hésite pas à le dire, les méthodes in silico rencontrent « un problème de culture ». Une complication qui proviendrait de leurs débuts, où ces techniques ne semblaient que très peu fiables. Aujourd’hui, si elles sont devenues « beaucoup plus transparentes et démocratisées », les mauvais souvenirs des scientifiques persistent. Ce qui freinerait leur déploiement.
Un propos nuancé par Olivier Sandra, pour qui « des freins culturels affecteraient en premier lieu les scientifiques utilisant l’expérimentation animale ». Le chercheur admet qu’une certaine réticence existait il y a une vingtaine d’années, mais « s’il y a autant de papiers qui sortent pour trouver des méthodes alternatives, c’est le meilleur indice que les mentalités changent », estime-t-il. La réglementation, elle aussi, évolue – à son rythme…
En ce sens, l’exemple des tests d’irritation oculaire est souvent cité. Auparavant, les substances potentiellement irritantes étaient testées sur des cornées de lapin. De lapin vivant. « C’était quelque chose d’affreux », se remémore Carole Charmeau. Depuis peu, ces expériences sont remplacées par des tests sur des yeux de poulet ou de bœuf « récupérés dans des abattoirs ». Un bond en avant pour ce qui est de l’éthique.
Le cobaye humain
Le saut final serait de remplacer les modèles animaux – vivants ou non – par des évaluations sur l’humain. Sydney Brenner, prix Nobel de médecine en 2002, a présumé que « nous n’avons plus à rechercher un organisme modèle, parce que nous sommes les organismes modèles ». Mais un tel changement de paradigme nécessite la mise au point de techniques peu risquées. « L’intérêt du modèle animal, et de toute analyse en amont, est de limiter au maximum les effets collatéraux de l’utilisation d’une molécule chez l’humain », évoque Olivier Sandra.
Outre les cultures cellulaires et les organoïdes, d’autres méthodes minimisent les risques tout en recourant au meilleur modèle pour l’humain : lui-même. Le micro-dosage en fait partie. Selon cette étude, il s’agit d’un concept « [impliquant] l’utilisation de doses extrêmement faibles et non pharmacologiquement actives d’un médicament pour définir le profil pharmacocinétique du médicament chez les sujets humains ». Il donne des informations comme la répartition de la substance dans le corps, ou le temps avant lequel elle est excrétée.
Un autre moyen se retrouve dans l’imagerie médicale. Scanner, échographie, tomographie, imagerie par résonance magnétique, et tant d’autres sont à disposition des scientifiques. Mais cela ne permet pas de tester l’effet, qu’il soit positif ou négatif, d’une molécule. Pour cela, deux procédés permettent d’établir des corrélations – et non des causalités. Il s’agit de la biosurveillance, où l’exposition humaine à une substance est évaluée au travers de différentes mesures, et des études de cohortes, dans lesquelles des volontaires renseignent des scientifiques en répondant à des questionnaires.
Reste qu’il serait trop risqué d’expérimenter une nouvelle molécule de ces façons, sans informations préalables sur sa possible toxicité. « Une meilleure compréhension de la relation dynamique entre les gènes et l’environnement peut aiguiser notre capacité à déterminer le risque de maladie et la réponse au traitement », soulignent des chercheurs. Et ces connaissances s’accroissent.
Le séquençage du génome humain, achevé en 2003, pourrait être suivi de la cartographie du toxome humain. Le toxome étant l’ensemble des voies moléculaires de toxicité. « L’accent mis sur [ces] voies a servi à souligner la pertinence de l’épidémiologie moléculaire et génétique [pour] étudier les perturbations des voies de toxicité directement chez l’humain, dans des conditions d’exposition réelles, à l’aide de biomarqueurs appropriés », remarquent des scientifiques.
En Europe, un projet d’avatar in silico compte dérouler le tapis rouge à une médecine entièrement personnalisée, tout en écartant toute expérimentation animale. Chaque personne aurait son « avatar médical », composé d’organes sur puce obtenus à partir de ses propres cellules, et agrémenté de ses données personnelles. Le Blob explique qu’il serait « possible de tester virtuellement les fonctions biologiques ou l’action d’un médicament déjà existant ou en développement ».
Morale de l’histoire
Au-delà des considérations techniques, des citoyens et citoyennes s’interrogent sur l’éthique de l’expérimentation animale. Une réflexion étayée par les chercheurs en éthique animale. Pour Juliette Ferry-Danini, docteure en philosophie des sciences, il est important de distinguer l’aspect technique de l’aspect spécifiquement moral. « Une question technique ou scientifique ne peut pas résoudre une question morale, il faut un argument moral pour cela », rappelle-t-elle.
La quête de savoirs, par exemple, légitime-t-elle l’existence des animaux de laboratoire ? Du point de vue de la philosophie morale, non. « Un tel argument pourrait justifier des expérimentations sur les êtres humains que nous n’acceptons pourtant pas moralement, car la nécessité technique dont nous parlons n’est pas contraignante. Il s’agit d’un choix. »
Juliette Ferry-Danini soutient que le nœud du problème réside dans la prémisse à ces expériences. « Le raisonnement légitimant l’expérimentation animale, avec des arguments sur la nécessité, le progrès scientifique, ou le bien de la société, ne fonctionne qu’en y ajoutant la prémisse dite du spécisme. Cette thèse stipule qu’il y aurait une différence fondamentale de valeur morale entre les êtres humains et les autres animaux. » Or, le spécisme serait compliqué à justifier philosophiquement, et sujet à de vifs débats au sein du champ de l’éthique animale.
À partir de là, l’éthique animale se scinde en plusieurs positions, dont le welfarisme et l’abolitionnisme. « L’abolitionnisme s’oppose aux expérimentations animales, pendant que le welfarisme défend la régulation des expérimentations dans le but de protéger autant que possible le bien-être des animaux », détaille la chercheuse.
Pour prendre en compte ces préoccupations, la recherche française s’est dotée de comités d’éthique dont Olivier Sandra résume le fonctionnement : « Le porteur de projet rédige une demande d’autorisation qui passe dans un comité d’éthique, lequel juge de la pertinence éthique du protocole, avant que le projet soit validé par le ministère de la recherche. Dans ces comités, il y a des spécialistes de l’espèce, mais aussi des personnes non spécialistes, qui ne sont pas impliquées dans l’expérimentation animale et qui vont avoir un jugement par rapport à la question posée. »
Aux yeux de Carole Charmeau, « si le modèle animal reste le « moins pire » quand il s’agit d’étudier le devenir d’une substance chimique dans un organisme entier, il faut garder en tête que les méthodes in vitro utilisent généralement des produits biologiques animaux tandis que la plupart des méthodes in silico se basent sur l’ensemble des résultats in vivo et in vitro disponibles dans la littérature pour développer des modèles prédictifs ».
De ces constats, elle convient que la science est loin de pouvoir se passer des animaux, tout en présumant que « d’ici 10 ans, nous allons faire un pas de géant ». Mais cette enjambée ne sera possible qu’avec une augmentation adéquate des financements de la recherche, appuient des chercheurs. Sans conteste, ils jugent que « les organismes nationaux et les autorités compétentes ont un rôle à jouer à cet égard, [pour contribuer] au souhait croissant du grand public de réduire et, à terme, d’éliminer le besoin de modèles animaux ».
Enquête : vers la fin de l’expérimentation animale ?
Un article de Éléonore Solé, retrouvez d’autres articles sur Futura.
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