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Le piège de la focalisation sur le (seul) climat


Elephants au Botswana © Yann Arthus-Bertrand

Le piège de la focalisation sur le (seul) climat
par Clément Jeanneau du blog Nourritures terrestres

« Une confusion, porteuse de conséquences potentiellement graves, s’est durablement installée dans le débat public au sujet des préoccupations environnementales actuelles. Elle consiste à considérer que le dérèglement climatique est la seule urgence environnementale, de portée véritablement globale ».

Voilà ce qu’écrivait récemment Christian Amblard, directeur de recherche honoraire au CNRS et naturaliste, dans une tribune publiée dans Le Monde.

Il ajoutait : « Cette confusion, faite sans doute de bonne foi par une grande partie de l’opinion publique, est habilement entretenue par d’autres. Pour ces derniers, cela leur permet de ne pas avoir à répondre de leurs activités destructrices. Circonstance aggravante, cette confusion est abondamment relayée par de nombreux médias et par la plupart des responsables politiques. »

C’est un sujet que je voulais aborder ici depuis longtemps. Il fait écho à un ouvrage entièrement dédié à cette question, paru en 2015. Son titre : « Le climat qui cache la forêt. Comment la question climatique occulte les problèmes d’environnement ».

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La « vampirisation » de l’environnement par l’enjeu climatique

L’auteur de ce livre, Guillaume Sainteny, enseignant à AgroParisTech et spécialiste des questions environnementales, parle de« vampirisation des politiques de l’environnement par la politique climatique ». Son propos s’appuie sur une démonstration méthodique, illustrée par de multiples exemples. Certaines parties de son argumentaire ne sont désormais plus tout à fait à jour, mais la mise en garde reste globalement juste sur le fond.

Entre autres choses, l’auteur montre (à date de 2015) que le nombre de tonnes de CO2 émises ou évitées « tend à devenir le critère prépondérant dans les politiques publiques environnementales », voire parfois le seul indicateur considéré, « omettant les pollutions de l’air, de l’eau, du sol, le bruit, les impacts sur la biodiversité, les paysages, etc. ». Il est aussi, « parfois, le seul à être commenté dans les médias ».

Ces choix ont conduit selon lui à négliger les autres enjeux environnementaux et à les sous-évaluer grandement dans les évaluations socio-économiques (les travaux évaluant les coûts-avantages pour la collectivité de projets d’investissement public).

En analysant les lois issues du Grenelle de l’environnement, de 2009 et 2010, il montre ainsi que ces lois ont été « essentiellement axées sur le changement climatique, tant en termes d’objectifs affichés que de moyens annoncés ». « La majorité des financements du Grenelle a été affectée aux secteurs liés au climat, et non à la biodiversité ou à la pollution de l’air et des sols ».

De même, il fait remarquer que politiques environnementales et politique climatique se trouvent parfois assimilées, à tort, notamment par de grandes institutions publiques. Il donne ainsi l’exemple d’un rapport de la Cour des Comptes réduisant le développement durable à la politique climatique, qui n’en est pourtant qu’une partie.

***

Des confusions dans les médias

Le monde politique et institutionnel n’est pas le seul mis en cause par Guillaume Sainteny : celui-ci pointe notamment du doigt les « ONG humanitaires, dont un certain nombre ont incorporé peu à peu le changement climatique dans leurs prises de position à partir des années 2000. Or, assez souvent, cette catégorie d’ONG s’empare du thème climatique sans se saisir d’autres problématiques environnementales ou sans faire le lien avec celles-ci. De ce fait, elles négligent ou sous-estiment ces autres questions et ses potentielles contradictions avec l’enjeu climatique ».

Mais ce sont surtout ses exemples médiatiques qui sont frappants. Citons ici trois passages :

1/ « Sous le quinquennat Hollande, deux lois importantes relatives à l’environnement sont adoptées en conseil des ministres puis examinées par le Parlement – l’une sur la transition énergétique, l’autre sur la biodiversité. La couverture de ces deux textes par les médias est sans commune mesure [en faveur du premier texte, directement lié à la politique climatique]. Pourtant, le second contient des dispositions importantes et novatrices. »

2/ « Non seulement les médias français accordent une place très supérieure au changement climatique par rapport aux autres problèmes environnementaux, mais ils l’isolent de ceux-ci, le traitant de façon autonome, sans voir ou mettre en évidence ses relations avec eux. Ainsi, il est parfois présenté comme une cause importante de l’érosion de la biodiversité, de la dégradation des sols, etc. Mais en réalité, le changement climatique est la conséquence de ces dégradations avant d’en être la cause. Le déboisement, la mise en culture des prairies, l’assèchement des zones humides déstockent du carbone et freinent son absorption. »

3/ « Les médias français en viennent parfois, en se trompant factuellement, à assimiler tout événement sur l’environnement à la politique climatique ». Plusieurs exemples sont cités par l’auteur, dont celui-ci : en novembre 2014, France Info présente à ses auditeurs la Conférence environnementale comme étant « le rendez-vous du climat », alors que celle-ci traite cette année-là de trois sujets : « environnement et santé », « transport et mobilité durable », « mobilisation pour le climat et la biodiversité ».

De façon générale, selon lui « l’enjeu climatique domine tellement les autres sujets environnementaux que de nombreux journalistes emploient l’expression « transition énergétique » pour évoquer la « transition écologique » ». Ce faisant, écrit-il, ces médias influent sans le vouloir sur les préoccupations de l’opinion et incitent à utiliser le seul climat comme critère d’évaluation pour juger de la qualité d’une politique environnementale – ce qui est un problème.

Au-delà du seul climat : le vivant

A ce stade, il me semble important de préciser que la situation n’est plus exactement la même qu’en 2015, lorsque le livre de Guillaume Sainteny est paru. Entre 2015 et aujourd’hui, les sujets environnementaux ont, depuis, gagné en importance, à plusieurs niveaux : préoccupations dans l’opinion publique, couverture médiatique (aussi bien en presse écrite que dans les journaux télévisés), place dans la vie politique et la vie économique, etc.

L’importance de la biodiversité, en particulier, est de plus en plus soulignée, en France (un Secrétariat d’Etat à la biodiversité a d’ailleurs vu le jour en 2016, et a été recréé en juillet 2020 après avoir disparu du gouvernement) et à l’international (notamment via l’IPBES, l’équivalent du GIEC pour la biodiversité, qui a sorti un premier grand rapport en 2019, bien relayé à sa sortie).

L’évolution des préoccupations environnementales des Français montre bien cette montée de la biodiversité dans l’opinion publique depuis 2015 :

Pour autant, le problème soulevé il y a six ans par Guillaume Sainteny reste largement présent, si ce n’est aussi important qu’avant. « L’attention à la perte de biodiversité est éclipsée par la crise climatique » indiquait, parmi d’autres, un papier paru dans Nature Communications début 2020.

Le texte du chercheur Christian Amblard (CNRS) mentionné en début d’article et publié dans Le Monde en ce début d’année en est encore un signe.

Comme il l’écrit, « l’urgence climatique est évidente et absolument pas secondaire. (…) Mais l’urgence environnementale ne se réduit pas à l’urgence climatique. Si le vivant disparaît actuellement sur notre planète, la principale raison n’en est pas, au moins pour le moment, le réchauffement climatique. Les premières causes d’effondrement de la biodiversité sur terre restent la destruction des habitats, les pollutions généralisées des écosystèmes et les destructions directes des espèces. »

Bien sûr, « ces différents facteurs interagissent ». Mais « c’est bien le vivant qui est l’indicateur le plus intégrateur de toutes les atteintes environnementales faites à notre planète ».

Christian Amblard est évidemment loin d’être le seul à mettre en garde sur ce point. Le très médiatique Aurélien Barrau, entre autres, insiste souvent dessus : « Je veux absolument rappeler que dans la crise écologique globale, la crise climatique n’est qu’un élément parmi d’autres et ce n’est peut-être pas le plus grave. Quand bien même il n’y aurait pas un seul degré de réchauffement, nous serions tout de même dans la 6e extinction massive. (…) Il est essentiel d’avoir en tête que quand bien même on n’émettrait plus du tout de CO2, on n’aurait absolument pas résolu le problème ! En réalité c’est notre manière d’habiter l’espace, de le coloniser, qui rend cette planète invivable aux autres vivants. Et il se trouve que les vivants sont interconnectés ».

Malgré ces différentes alertes, auxquelles se rajoute l’encyclique Laudato Si’ (texte remarquable sur le plan écologique, qui consacrait 4 pages au climat mais aussi 3 à l’eau et 7 à la biodiversité, et qui, surtout, insistait sur l’imbrication de ces sujets), il faut cependant constater que ce propos peine à être audible — ou du moins à être suffisamment entendu et pris en compte.

Le cas emblématique du score carbone de la viande

Un exemple très actuel illustre ce problème : la notation carbone de viande. Même s’il n’est pas encore imposé, l’affichage du bilan environnemental des produits alimentaires semble inéluctable à moyen terme ; plusieurs organisations dont Yuka ont du reste déjà lancé leur « éco-score » début 2021. Problème : les professionnels des filières ovines et bovines se sont rendus compte que dans certains cas, les notes de leurs produits « sont plus mauvaises quand les systèmes sont vertueux (élevage herbager, bio…) » en raison de la méthode de calcul utilisée, qui pâtit « de plusieurs angles morts importants ».

Ainsi, selon leur constat (partagé par de nombreuses ONG, environnementales et de bien-être animal), une viande « issue de parcs d’engraissement intensifs américains affiche un meilleur score environnemental qu’une viande issue de bovins pâturant sur de grandes surfaces de prairie, qui stockent du carbone et protègent la biodiversité ». De même, « un poulet industriel élevé en cinq semaines pourrait obtenir une meilleure notation environnementale qu’un poulet au grain élevé en plein air ».

Et bien d’autres exemples

Pour ce cas-ci, lié à un problème de méthodologie, on peut estimer que l’alerte soulevée par les professionnels et les ONG permette de corriger le tir, d’autant que le poids d’une filière agricole comme celle-ci est rarement négligée par des responsables politiques, surtout à six mois d’une présidentielle.

Mais il n’en est et n’en sera pas toujours ainsi. Quand France Nature Environnement alerte sur la « préservation de la biodiversité de nos rivières » menacée par un amendement de la loi climat (qui maintient en vie des « milliers de seuils et barrages devenus obsolètes, qui empêchent les poissons migrateurs de remonter nos rivières… et donc de se reproduire »), il n’est pas sûr que le poids politique des poissons migrateurs soit suffisamment important, et ce même si l’objectif de décarbonation brandi par les « pro-moulins à eaux » relève surtout de l’affichage, selon France Nature Environnement :

« Les défenseurs de cet amendement ont plaidé en faveur de la diversification du mix énergétique de la France, en arguant que les anciens moulins pouvaient se transformer en mini-centrales électriques décarbonées. Sur le papier, l’idée est séduisante, seulement voilà : la production d’électricité de ces petits barrages hydroélectriques représente à peine 0,3% de la consommation d’électricité en France. Leur contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre de la France serait donc négligeable, pour un impact très fort sur la biodiversité des milieux aquatiques. Le rapport bénéfice-risque est donc très, très largement en faveur de la protection de nos rivières ».

Sans me prononcer ici sur le fond de ce sujet, que je ne maîtrise pas, cet exemple est là encore révélateur des conflits possibles entre ambition de décarbonation et préservation de l’environnement.

Pourquoi c’est un problème

Peu défendent explicitement l’idée de décarboner à tout prix, quoi qu’il en coûte environnementalement ou presque. Mais dans les faits, de nombreuses décisions, en mettant le climat sur un piédestal, s’en rapprochent.

En juin dernier, le Medef justifiait ainsi la non-prise en compte de la biodiversité et de l’artificialisation des sols dans le volet « environnement » du plan de relance qu’il proposait : « nous nous sommes fixés la décarbonation en priorité n°1. L’artificialisation des sols, par exemple, n’est pas apparue spontanément quand on a réuni nos 80 fédérations pour voir ce qui ressortait comme faisant partie des 10 ou 12 mesures du plan de relance vert ».

Il faut rappeler ici pourquoi ce type d’approche pose problème, et n’a, au fond, pas grand sens.

→ D’abord parce que ces enjeux sont étroitement liés et imbriqués. S’il est vrai que limiter le réchauffement climatique doit permettre, toutes choses égales par ailleurs, de mieux protéger la biodiversité, la réciproque est également vraie, or celle-ci reste trop souvent oubliée. En réalité il sera bien difficile de limiter durablement le réchauffement sans mesures directes pour protéger la biodiversité et les sols.

→ Qui plus est, la biodiversité doit être protégée en tant que telle, et non simplement en tant que moyen de limiter le réchauffement. La question n’est (seulement) éthique et patrimoniale, mais bien vitale pour l’homme. Robert Watson, le président de l’IPBES, l’affirmait en 2019 : « notre destruction de la biodiversité et des services écosystémiques a atteint des niveaux qui menacent notre bien-être au moins autant que les changements climatiques ».

Non seulement décarboner n’est donc pas suffisant, mais certaines voies envisagées pour décarboner menacent les milieux naturels (pour plus de détails, lire par exemple ce papier). Pour ne citer ici qu’un seul exemple, « « l’éléphant dans la pièce » des scénarios bas-carbone est la question de la biomasse énergie », estiment plusieurs spécialistes dont Harold Levrel, chercheur au Cired, qui alertent sur le « recours massif à cette forme d’énergie au niveau mondial » dans les scénarios médians pour respecter l’accord de Paris. Déployer massivement la production énergétique de biomasse implique en effet des besoins gigantesques en terres et en eau, qui pourraient « induire des changements irréversibles sur le système Terre ».

Les risques d’une politique environnementale mettant le climat sur un piédestal

Comme le dit le chercheur Luc Semal, « les scénarios de transition énergétique qui veulent nous faire passer à 100 % de renouvelables sans réduire le niveau de confort énergétique impliqueraient des conséquences dramatiques pour la biodiversité ».

Récemment, une grande étude de l’Université de Princeton a modélisé un scénario où les Etats-Unis atteindraient la neutralité carbone en 2050. Cette étude fait l’hypothèse du déploiement d’un immense plan de décarbonation, fondé sur un « effort gargantuesque pour ériger des panneaux solaires et des éoliennes ».

Le résultat de l’étude est frappant : « il faudra recouvrir le pays d’environ 590 000 km² de turbines et de panneaux, soit environ un dixième de la superficie des États-Unis. En vous promenant le long d’une plage donnant sur l’Atlantique, vous aurez alors de fortes chances de voir des énergies renouvelables dans toutes les directions, sur une surface océanique de la taille de la Belgique parsemée d’immenses éoliennes offshore. »

Est-ce un futur souhaitable, en sachant les impacts d’un tel scénario non seulement sur les paysages mais aussi sur le vivant, sur les ressources en eau, sur le degré d’extractivisme nécessaire, etc. ? A chacun de se faire son point de vue. Mais il est essentiel ici d’apporter une précision : l’étude partait de l’hypothèse que les modes de vie ne changeraient pas (pas de changement de régime alimentaire, ou de réduction drastique de l’aviation, par exemple). C’est, globalement, la ligne que suivent aujourd’hui les Etats-Unis, quand bien même Joe Biden a la délicatesse de ne pas le dire abruptement comme Georges Bush père (« le mode de vie américain n’est pas négociable », 1992). D’autres voies sont pourtant possibles.

Ce scénario prospectif n’est peut-être, du reste, qu’une première étape. A mesure que l’on avance dans le temps, en restant sur les trajectoires « business-as-usual » actuelles, les mises en garde contre les risques d’effets collatéraux de mesures « climatiques » risquent d’être (encore) moins audibles.

Du reste, ces mises en garde commencent d’ores et déjà à être écartées, comme je l’écrivais en conclusion du numéro sur la capture du carbone : « La journaliste Elizabeth Kolbert, qui publie un nouveau livre sur la question climatique après avoir remporté le prix Pulitzer pour le précédent, dit à propos des techniques de géoingénierie que « nous avons peut-être dépassé le stade d’avoir le luxe du choix de les déployer ». Elle estime que « l’argument le plus fort » en faveur de mesures de géoingénierie — y compris les plus farfelues — est : « Quelle est l’alternative ? ». On voit donc se profiler l’émergence d’un nouveau « There is no alternative », cette fois-ci appliqué au cas du réchauffement climatique. Or, faire croire à l’absence d’alternatives aux tentatives technologiques incertaines, pour certaines désespérées, revient à faire le jeu de ceux qui refusent de voir l’autre chemin ».

Aurélien Barrau le formule plus explicitement : « Il existe une tendance très marquée à considérer le climat en priorité, pour l’importance qu’il joue dans la continuité des activités humaines. C’est gravissime, parce qu’à cette aune, le jour venu, la géo-ingénierie s’imposera, quitte à pourrir ce qui reste de vie dans les océans, par exemple. On n’aura rien appris et tout perdu. Seule la priorité à la protection du vivant peut inverser le processus de destruction (climat inclus, bien entendu). »

Comment expliquer la priorité accordée au climat par rapport à la biodiversité ?

« Sur la question environnementale, la biodiversité est le sujet le moins bien compris des économistes, eux qui ont déjà beaucoup de mal à intégrer la question climatique » estimait en 2019 l’économiste Gaël Giraud.

Pour Guillaume Sainteny, « la monétarisation de plus en plus fréquente du changement climatique a pour conséquence d’en faire un « objet environnemental » plus « sérieux » que d’autres, [qui seraient] plus difficilement chiffrables ». Il ajoute que « cette monétarisation contribue aussi à transformer le changement climatique en enjeu [et donc en opportunité] économique, devenant potentiellement plus légitime que d’autres sujets environnementaux ».

Jean-Marc Jancovici, sur la même ligne, complète l’explication : « le climat dispose d’éléments favorables pour pousser les acteurs à regarder le problème :

  • Il a un guichet unique d’accès à l’information scientifique actif depuis longtemps (le GIEC),
  • Il y a un seuil planétaire pour les émissions à ne pas dépasser (3000 milliards de tonnes de CO2 en cumulé de 1850 à 2100),
  • La nuisance se monétarise (prix du carbone mais pas que).

La biodiversité n’a pas cela. Son GIEC (IPBES) est récent, la tonne équivalent grenouille jaune reste à inventer, et le seuil quantifiable est difficile à établir ».

Par ailleurs, il est probable que le manque de considération à l’égard de la biosphère vienne de loin : comme le biologiste et botaniste Francis Hallé le soulignait, « les Grecs anciens (Aristote, Platon et les autres) ont établi une hiérarchie entre les formes de vie, avec l’homme au sommet, en dessous les animaux, en dessous encore les plantes et en bas les pierres. Comme les plantes ne bougent pas et qu’elles ne font pas de bruit, ils en ont déduit que c’était une forme de vie sans intérêt. Cet héritage intellectuel est resté très prégnant ».

Dès lors, que peut-on souhaiter ?

Dans son ouvrage, Guillaume Sainteny s’efforce de déconstruire un à un les motifs qui justifieraient la priorité accordée à la lutte contre le réchauffement. Il consacre en particulier un chapitre au cas de la France (« le primat climatique est-il justifié en France ? », où il répond par la négative, point par point). Il estime notamment qu’aucune raison ne justifie de placer le climat au-dessus de la biodiversité dans les politiques publiques, a fortiori en France au vu du caractère exceptionnel de notre biodiversité, du rythme de dégradation de celle-ci, et des leviers (« au moins aussi nombreux que pour le climat ») dont le pays dispose pour jouer un rôle de leadership international en la matière.

Faut-il, dès lors, suivre les préconisations de Guillaume Sainteny ? Cela dépend des points.

Il est difficile d’être en désaccord lorsqu’il écrit qu’une bonne politique climatique est celle qui « privilégie les mesures dont les bénéfices environnementaux extra-climatiques sont les plus élevés, à gain climatique égal », et qui « évite les mesures climatiques les plus défavorables à l’environnement ».

Dans cette perspective, il regrette notamment que « la plupart des évaluations socio-économiques des mesures climatiques se contentent de comparer les coûts à la tonne de CO2 évitée », ce qu’il juge nettement insuffisant.

A la place, « il conviendrait de procéder à une analyse coûts/avantages des dispositions environnementales et climatiques les unes par rapport aux autres. Ne pas procéder de la sorte revient à considérer les mesures climatiques comme étant supérieures aux autres mesures environnementales, même dans le cas où elles n’atteignent que médiocrement leur cible et/ou à un coût très élevé ».

Mais son approche est problématique lorsqu’elle donne l’impression — ce qui est le cas une partie du livre — de remettre en cause l’ampleur du problème climatique et la nécessité d’employer les grands moyens pour s’y attaquer (Le Figaro parlait d’ailleurs de climato-relativisme à la sortie du livre).

Il parait préférable de raisonner dans l’autre sens : dit clairement, « il faut hisser la crise de la biodiversité au même niveau que la crise climatique », comme l’appelait un spécialiste, Florian Kirchner, dans Libération début mars.

Or en la matière, le défi est encore de taille. Au niveau mondial, aucun des vingt objectifs de protection de biodiversité fixés il y a dix ans pour la période 2011–2020 n’ont été atteints, selon le bilan effectué en 2020 par les Nations Unies.

Comme l’écrivaient en 2017 les chercheurs Philippe Grandcolas et Roseli Pellens du Muséum national d’histoire naturelle, « pour beaucoup, la crise de la biodiversité demeure un évènement de moindre importance [que la crise climatique], dont les conséquences pour les humains resteraient purement éthiques ou patrimoniales. On trouve triste de voir décliner les populations d’éléphants, de baleines, d’oiseaux, mais ce n’est pas aussi grave que certains drames humains, comme les famines ou les exodes causés par le changement climatique. C’est ici une lourde erreur car perte de biodiversité et changement climatique sont intimement liés et ont ensemble des conséquences dramatiques pour l’humanité ».

Ce dernier point est essentiel : il ne s’agit pas seulement de rehausser la biodiversité dans les priorités, mais bien aussi de mieux articuler politiques climatiques et politiques de protection de la biodiversité et des terres.

Un besoin capital : décloisonner les travaux sur le climat et la biodiversité

Ce point a fait l’objet d’une note spécifique du l’Iddri en 2019. Les spécialistes de l’Iddri y déploraient le « cloisonnement des réponses » apportées aujourd’hui à ces enjeux, et défendaient notamment une proposition : « redéfinir l’ambition climatique » autour de la formulation suivante : « limiter l’augmentation de la température à 1.5°C par des trajectoires de réduction des émissions compatibles avec la biodiversité et la sécurité alimentaire ».

En cohérence avec cette formulation, l’Iddri recommandait notamment de s’abstenir de suivre, parmi les scénarios présentés par le GIEC pour rester sous les 1,5°C, le scénario ayant recours de façon intensive à la bioénergie avec captage et stockage du carbone (BECCS) : « ce scénario n’est pas compatible avec les objectifs de biodiversité » écrivaient les auteurs, et impliquerait un usage trop intensif en terres et en eau.

L’Iddri citait même une étude montrant qu’un monde à 1,5°C avec un déploiement massif de BECCS aurait un pire impact sur la biodiversité qu’un monde à 4°C sans usage de bioénergie !

Rappelons, pour le contexte, que le GIEC ne « préconise » rien, contrairement à ce qui est parfois dit : il présente un ensemble de scénarios pour rester sous les 1.5°C ou les 2°C, sans recommander d’en suivre certains plutôt que d’autres. Il est donc permis de considérer que certains scénarios présentés par le GIEC sont peu souhaitables, pour des raisons qui peuvent dépasser le seul sujet du climat.

A l’avenir, il sera important que les communautés de recherche sur le climat et la biodiversité mènent plus de travaux en commun. Même si l’intégration des enjeux climat et biodiversité a fortement progressé ces dernières années, beaucoup reste à faire : les collaborations directes entre l’IPBES et le GIEC restent encore rares, même s’il est probable qu’elles se développent à l’avenir. Pour plus d’informations à ce sujet, je vous renvoie vers ce compte-rendu intéressant (« Rencontres entre experts français de l’Ipbes et du Giec », février 2021).

Trois autres besoins clefs

Au-delà de ce besoin, et au-delà des propositions de politiques publiques pour mieux protéger la biodiversité (voir notamment celles du Conseil d’Analyse Economique), trois besoins me semblent essentiels :

1/ Un besoin de formation

Si les formations au changement climatique commencent à se multiplier (notamment grâce aux Fresques du Climat), de même que les appels à généraliser ces formations (grâce à diverses organisations et personnalités), la biodiversité est encore très loin de susciter la même dynamique. Former autant aux enjeux climatiques qu’aux enjeux de biodiversité apparaît donc nécessaire.

Ces formations pourraient chercher à 1/ mieux faire connaître l’étendue des apports permis par la biodiversité, 2/ à expliquer ses articulations avec le climat, et 3/ à lever certaines idées reçues à son sujet. Un exemple parmi d’autres est évoqué ici par les spécialistes P. Grandcolas et R. Pellens : « les écosystèmes ne sont pas uniquement régis par quelques espèces abondantes et communes dont il serait plus facile de préserver l’existence. Les espèces rares — et précisément plus fragiles du fait de leur rareté — assument souvent des rôles écologiques majeurs malgré leur faible importance numérique ». Or, « il est souvent difficile de faire comprendre ce type de résultats peu compatibles avec notre vision dominante de l’ingénierie agronomique, dans laquelle l’homme pense pouvoir gérer durablement des systèmes simplifiés ».

Plus globalement, il faudrait réussir à faire comprendre en quoi la planète est « une affaire d’associés », comme Erik Orsenna l’écrit dans l’un de ses derniers livres. En la matière, nous aurions pu espérer un changement de regard avec la pandémie (cf numéro d’il y a un an sur les liens pandémies — érosion de biodiversité) mais nous en sommes encore loin, du moins à en juger par la déclaration de Jean Castex selon lequel ce type de crise ne survient…« qu’une fois par siècle » ! Il semble donc qu’une formation dédiée auprès de certains décideurs ne soit pas de trop, afin d’expliquer en quoi « la crise de la 6e extinction n’est pas qu’une préoccupation pour les défenseurs des droits des animaux », mais bien en quoi « elle nous concerne tous », pour citer P. Grandcolas et R. Pellens.

2/ Un besoin méthodologique

Puisque mesurer l’empreinte carbone ne suffit pas, des initiatives se développent pour aider les entreprises à mesurer leur empreinte biodiversité. Ainsi la Caisse des Dépôts Biodiversité a lancé en 2020 le Global Biodiversity Score (GBS), qui continue d’être amélioré. De même, le Science Based Targets Network (SBTN) construit des méthodologies fondées sur la science pour aider les entreprises à réduire leurs impacts sur la biodiversité. Ces initiatives, récentes, restent à affiner et déployer largement.

Plus globalement, il sera important, au cours des prochaines années, de déployer des méthodes de calculs d’impact environnemental plus complètes que les méthodes monocritères (comme l’est le Bilan Carbone®). Il y a trois ans, la Commission européenne est justement parvenue à un consensus autour une méthode, dite PEF / OEF, qui rassemble 16 catégories d’impact (changement climatique, impact sur la biodiversité, consommation d’eau, utilisation des sols, émissions de particules fines, épuisement des ressources…). Cette méthode encore méconnue et peu déployée est défendue par certains acteurs, qui appellent à la généraliser (cf ce podcast pour des précisions).

Par ailleurs, un autre axe important consiste à adapter les systèmes comptables à la transition écologique : c’est tout l’enjeu de la comptabilité écologique, pour laquelle il existe en France une chaire de recherche dédiée.

3/ Un besoin de vigilance

Enfin, il faudra être particulièrement vigilant à l’avenir vis-à-vis des nouvelles actions de décarbonation, afin d’éviter celles aux potentiels effets collatéraux destructeurs. Evidemment, la mise en garde vaut d’autant plus s’agissant des « tentatives de la dernière chance » qui ne manqueront pas d’être défendues par certains acteurs (comme la géo-ingénierie solaire, via par exemple l’injection d’aérosols dans la stratosphère).

Ajoutons, pour terminer, qu’il faut espérer que les militants climatiques soient en première ligne pour défendre sur le même plan climat et biodiversité, sans nourrir d’ambiguïté à ce sujet (cf notamment l’article « Does Extinction Rebellion care about nature? »).

Conclusion

La crise écologique trouve son origine dans une défaillance de sensibilité à l’égard du vivant” (Baptiste Morizot). Elle n’est pas réductible aux seules questions de quantités de CO2 comme certains voudraient y croire ou le faire croire — ce qui implique, par exemple, qu’une taxe carbone ne saurait être une solution suffisante. Toute politique qui ciblerait spécifiquement l’enjeu climatique en l’isolant des autres préoccupations environnementales ne saurait viser juste.

En particulier, décarboner doit aller de pair avec protection de la biodiversité sans que la première ambition ne se déploie au détriment de l’autre ; or cet impératif est encore loin d’être suffisamment intégré. Il faut privilégier les mesures qui contribuent simultanément à préserver le climat et la biodiversité (et les terres), ce qui passe en particulier par donner la priorité aux « solutions fondées sur la nature » qui favorisent les puits de carbone naturels.

Cela étant dit, il faut être clair : nous ne pourrons pas couper à des arbitrages qui porteront tous leur lot d’inconvénients. Il faut s’enlever de la tête l’idée d’un « Green New Deal » optimal dans l’absolu, satisfaisant à tout point de vue, qui nécessiterait seulement de la « volonté politique » pour financer une « transition écologique » à coup de milliards. Aucun plan de décarbonation ne peut prétendre être idéal objectivement, « non-idéologique ». Plusieurs chemins peuvent aboutir à un même horizon climatique (1.5°C, 2°C, etc.) ; or selon le chemin emprunté, les impacts seront très différents sur l’environnement et nos sociétés, avec des conséquences très concrètes (en termes de sécurité alimentaire, ressources en eau, santé, emplois…).

Toutes ces questions relèvent de choix de société, forcément clivants. C’est ce qu’on appelle de la politique, dans le sens premier du mot.

Une question décisive, et encore taboue à bien des égards, se pose en particulier : celle du degré de sobriété à adopter, ainsi que, plus globalement, de l’ampleur, du rythme et de la nature des changements de mode de vie à effectuer. Refuser de toucher à ces paramètres revient à poursuivre dans une voie similaire à celle d’aujourd’hui — malgré tous les beaux plans de « décarbonation » annoncés ou espérés — et à devoir en subir, plus tard, les conséquences.

***

NB : j’ai surtout abordé la question de la biodiversité dans cet article, pour ne pas le rallonger excessivement, mais il aurait pu être question aussi, bien entendu, de bien d’autres risques environnementaux (épuisement des océans, pollutions, crises des rendements agricoles, risques sur les ressources, etc.), essentiels eux aussi.

Le piège de la focalisation sur le (seul) climat
par Clément Jeanneau du blog Nourritures terrestres

Les autres extraits de Nourritures terrestres sur GoodPlanet Mag’

4 commentaires

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    • michel CERF

    Article très intéressant et plein de bon sens .

    • Guy J.J.P. Lafond

    Autrement dit, soyons aussi plus raisonnables avec les autres espèces vivantes.

    Une mise en exergue:

    “Plusieurs chemins peuvent aboutir à un même horizon climatique (1.5°C, 2°C, etc.) ; or selon le chemin emprunté, les impacts seront très différents sur l’environnement et nos sociétés, avec des conséquences très concrètes (en termes de sécurité alimentaire, ressources en eau, santé, emplois…).
    Toutes ces questions relèvent de choix de société, forcément clivants. C’est ce qu’on appelle de la politique, dans le sens premier du mot.”

    Action:

    «Si tu veux qu’on t’aime, fais pas de politique, achète-toi un chien», disait Bernard Landry.

    Et moi, je suis encore loin de prendre ma retraite au Canada, et je n’ai pas de chien en ce moment car j’ai décidé de faire de la politique en attendant qu’on règle mon arbitrage et en attenant que je puisse retourner travailler efficacement et vivre proprement dans ma maison à Ottawa.

    Mon contrat social: interagir humblement avec l’environnement jour après jour, car il me procure l’air pur, l’eau cristalline et la nourriture dont j’ai besoin pour vivre bien et être heureux.

    T: @GuyLafond @FamilleLafond
    À nos vélos, à nos espadrilles de courses, à nos équipements de plein air. Car en effet, il y a beaucoup trop d’autoroutes et de véhicules à énergie thermique sur cette si fragile planète bleue.

    • Jean Vande weghe

    Je suis entièrement d’accord avec cet article, mais qu’on se focalise sur le climat ou sur a biodiversité, la cause ultime de nos problèmes réside dans la démographie et la « surconsommation ». En Europe, la population n’augmente peut-être plus, mais dans d’autres régions du globe elle est encore en pleine explosion et d’ici la fin du siècle la population mondiale augmentera encore de beaucoup. Il faut donc vraiment développer une vision mondiale de cette problématique. Bien sûr, agir sur la démographie est plus difficile que de réduite la consommation et se heurte à de nombreux interdits religieux, philosophiques ou économiques, mais ce n’est pas une raison pour ne pas en parler! Alors que nous explorons la planète Mars et les satellites de Jupiter, nous devrions peut-être investir un peu plus dans la gestion de la planète que nous possédons déjà et moins écouter nos économistes et développeurs à tous crins.

    • Claude Courty

    Est-ce la raison pour laquelle, l’article publié en octobre 2020 sur mon blog « Pyramidologie sociale » sous le titre de « Le syndrome de l’autruche » fait l’objet d’une telle censure, qu’il n’apparaît pas dans les occurrences d’un moteur de recherche comme Google ?
    Il fait pourtant l’objet d’un google doc censé être diffusé sur internet et d’innombrables mentions en ont été faites, en réponse à de non moins innombrables articles publiés ici et là, comme dans des centaines de tweets traitant des causes profondes de la débâcle sociétale et environnementale dans laquelle l’humanité est engagée.