Le spécialiste de la biologie marine, Alexandre Meinesz défend de nouvelles manières de mieux préserver le milieu marin méditerranéen. Son dernier livre « Protéger la biodiversité marine » (éditions Odile Jacob) présente une approche de la préservation du milieu marin différencié selon qu’il s’agisse de faire face aux menaces pour la vie marine ou pour l’être humain. Entretien avec le professeur en biologie marine de l’Université Côte d’Azur Alexandre Meinesz.
Vous vous montrez très critique avec le traitement médiatique et grand public des menaces pour la biodiversité marine, que lui reprochez-vous ?
Je remets les pendules à l’heure car certaines atteintes au milieu marin sont surmédiatisées tandis que d’autres ne sont jamais évoquées. Dans mon livre « Protéger la biodiversité marine », je tente de hiérarchiser l’ensemble des atteintes dont on parle et celles dont on ne parle pas.
Quelles sont ces atteintes ?
Il faut garder en tête que les atteintes au milieu marin peuvent concerner deux cibles. D’abord, il y a la cible-homme, elle concerne les êtres humains, leur bien-être, leur santé et leurs activités, par exemple les pollutions bactériennes qui empêchent la baignade ou les pollutions aux hydrocarbures sur les plages. Ensuite, il y a les atteintes à la vie marine qui affectent la biodiversité et les milieux. Certaines atteintes affectent une cible et pas du tout l’autre. Par exemple, construire un terre-plein ou un port en mer est peut-être bénéfique pour l’économie et le tourisme, cependant cela se révèle une catastrophe pour la vie marine puisque tout est détruit sous l’ouvrage : la vie ne pourra plus y revenir.
Sur quels critères évaluer les atteintes au milieu marin ?
Il y a deux critères pour distinguer les atteintes. Le premier est de nature temporelle : c’est la résilience, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour que la vie revienne une fois l’atteinte terminée. Le second critère est d’ordre quantitatif, il concerne la surface touchée par une pollution ou les volumes d’eaux contaminées. Par exemple, une pollution localisée peut se limiter à une petite baie alors que la surpêche concerne l’ensemble de la Méditerranée. Il faut garder ces deux critères en tête. Parfois la télévision montre des images de fonds marins jonchés de bouteilles en plastique, c’est vrai, mais ce n’est pas généralisable. Ce type de pollution spectaculaire est cantonné à des endroits très limités comme devant la sortie des égouts de Marseille.
« Lorsque le fond marin est recouvert pour construire tout est détruit à jamais en dessous. »
Pour en revenir à la surpêche, elle affecte toute la Méditerranée. Elle entraine des impacts importants sur la cible vie marine : c’est une pression sur les espèces halieutiques et sur les autres échelons de la chaîne alimentaire marine. Elle a aussi des répercussions conséquentes sur la cible humaine : sur les activités des pêcheurs eux-mêmes et sur toute la chaine de commercialisation des produits de la mer. Par contre, la résilience face à cette atteinte peut être rapide par la création de réserves intégrales et l’instauration de quotas de prises ou de moratoires de pêche sur certaines espèces. En quelques années, les stocks de poissons peuvent se reconstituer. Cependant, certains pêcheurs se montrent réticents et résistent à de telles mesures, ce qui ralentit d’autant la résilience.
Quelles sont les menaces les plus sous évaluées ou mal connues du grand public selon vous ?
Les aménagements gagnés sur la mer sont une atteinte fondamentale au milieu marin dont on ne parle pas dans les médias et dans les revues scientifiques. Lorsque le fond marin est recouvert pour construire tout est détruit à jamais en dessous. Or, la zone la plus riche en biodiversité dans la méditerranée correspond à la zone littorale où la profondeur d’eau est comprise entre 0 et 20 mètres de profondeur. Dans cette zone bien éclairée se trouvent les herbiers de Posidonie, les algues et de multiples espèces animales benthiques. En Méditerranée, cet espace est exigu, donc chaque construction réduit significativement cette oasis littorale. Monaco en est l‘exemple le plus désolant puisque 99 % des petits fonds marins de la principauté compris entre 0 et 10 mètres, ont été détruits à jamais par recouvrement pour gagner des terres afin de bâtir des projets immobiliers et des ouvrages portuaires. Dans les Alpes-Maritimes ce taux s’élève à 20 %.
Et donc, a contrario, quelles sont les atteintes les plus mises en avant « à tort » ?
On s’alarme parfois trop sur la disparition des espèces en Méditerranée. On entend souvent qu’e « une espèce disparait tous les trois mois en Méditerranée », c’est absolument faux car aucune espèce n’a disparu en Méditerranée depuis un siècle. Il n’y a pas d’endémisme localisé en mer, en clair aucune espèce marine ne vit dans un endroit restreint où elle pourrait disparaître à cause de nos atteintes (dans une baie ou autour d’une île, même grande comme la Corse ou la Sardaigne. En Méditerranée, s’il y a 20 % des espèces endémiques de cette mer, elles se répartissent sur toutes les côtes et les produits de la reproduction circulent tout le long des rivages avec les courants. En revanche, il existe environ 12 500 espèces visibles à l’œil nu et, depuis quelques décennies, on en compte 1000 de plus.
Que sont ces 1000 nouvelles espèces ? d’où viennent-elles ?
Ces 1000 espèces supplémentaires ont été introduites par l’Homme. Elles viennent de la Mer Rouge par le Canal de Suez, des aquariums ou des ballasts des navires. Elles s’adaptent au milieu et sont susceptibles de perturber ou d’éliminer des espèces locales. Ainsi, la grande nacre, coquillage typique de la Méditerranée pouvant atteindre 1 mètre de hauteur est menacée de disparition à cause d’un parasite introduit en Méditerranée.
Et, quelles menaces pourraient se faire jour en mer à cause du changement climatique ?
Les effets du changement climatique vont bouleverser à court terme la biodiversité marine de la Méditerranée avec l’élévation de la température en été qui engendrera des canicules sous-marines, qui affecteront la faune et la flore surtout entre 0 et -50 mètres de profondeur. L’augmentation du gaz carbonique dissout dans l’eau de mer entrainera une acidification de l’eau de mer. Cela impactera, dès l’atteinte d’un PH inférieur à 7, toutes les espèces qui fixent le calcium : les mollusques à coquilles, les oursins, certains vers et algues et des microorganismes planctoniques. La montée des eaux menace de réduire le principal écosystème littoral de la Méditerranée : l’herbier de posidonies. Il régressera de bas en haut. Sa végétation profonde n’aura plus assez de lumière pour assurer la photosynthèse.
« Un barrage à Gibraltar, suffisamment haut pour s’adapter aux prévisions les plus pessimistes à très long terme de l’élévation du niveau des océans permettrait de maintenir pour toujours le niveau de la Méditerranée à ce qu’il était en 1900, soit 20 centimètres de moins que le niveau actuel. »
L’élévation du niveau des mers est aussi la plus grande menace qui soit pour les populations humaines littorales. Pour y faire face, j’ai évoqué dans mon livre une idée assez connue en Espagne et au Maroc, la construction d’un barrage à Gibraltar. L’idée peut sembler folle, utopique et horrible, pourtant cela permettrait de préserver toutes les terres côtières exposées au risque de submersion définitive. Un barrage à Gibraltar, suffisamment haut pour s’adapter aux prévisions les plus pessimistes à très long terme de l’élévation du niveau des océans et laissant passer assez d’eau en provenance de l’Atlantique pour compenser l’évaporation de la Méditerranée, permettrait de maintenir pour toujours le niveau de la Méditerranée à ce qu’il était en 1900, soit 20 centimètres de moins que le niveau actuel. Des écluses à Gibraltar et à Suez devront être prévues pour la navigation. Un tel projet éviterait l’artificialisation généralisée de la Méditerranée : digues à construire pour protéger les côtes planes, élévation de tous les quais portuaires, endigages de tous les estuaires de fleuves où la mer pourrait monter. Tous ces ouvrages de protection des côtes devront être régulièrement réhausés en fonction de l’évolution de l’élévation du niveau de la mer.
Les aires marines protégées sont souvent présentées comme étant la solution contre la surpêche, vous vous montrez assez critiques à leur égard. Quelles sont leurs limites ?
Je dénonce le scandale des aires marines protégées. En France, il existe 9 statuts de zones protégées, elles se superposent et ne sont pas toutes efficaces. Pour les côtes françaises de la Méditerranée, sous la dénomination officielle d’ « Aire Marine Protégée (AMP) », il y a les parcs nationaux (au nombre de deux : celui de Port Cros et celui des Calanques), 4 réserves naturelles, 2 parcs marins régionaux (le Cap Corse et le Golfe du Lion), 42 sites Natura 2000 en mer, 5 arrêtés de biotope, le sanctuaire pélagos et 9 aires marines protégées du conservatoire du littoral. S’ajoute à ce bilan les réserves de pêche, non considérées par l’Etat comme étant des « Aires Marines Protégées » : ce sont 17 cantonnements et 5 concessions. Mais, la pêche est autorisée dans 99,4 % de ces aires marines protégées, alors que c’est l’activité la plus destructrice pour la vie marine car elle perturbe toute la chaîne alimentaire. De plus, il y a des doublons : une même zone marine est gérée par plusieurs administrations de protection ; par exemple, la moitié des sites Natura 2000 en mer se trouvent de fait inclus dans un espace mieux protégé par une autre forme juridique comme un parc national ou une réserve naturelle. Par exemple le parc National de Port-Cros couvre deux sites Nat10ura 2000 et le parc marin naturel du Cap Corse couvre 4 sites Natura 2000, une réserve naturelle, deux cantonnements et un arrêté de biotope.
« Je dénonce le scandale des aires marines protégées. la pêche est autorisée dans 99,4 % de ces aires marines protégées, alors que c’est l’activité la plus destructrice pour la vie marine car elle perturbe toute la chaîne alimentaire. »
Tout cela donne une fausse impression que tout est bien protégé en mer, or sur les 78 aires marines protégées et réserves de pêche des côtes françaises de la Méditerranée, très peu peuvent être considérées comme étant réellement protégées. La protection réelle de l’ensemble de la biodiversité d’un site se traduit par une politique du « no take », c’est-à-dire l’interdiction de tous les prélèvements par les pêcheurs professionnels ou de loisir. Ces zones marines protégées sans prélèvements ne représentent aujourd’hui que 0,6 % des eaux territoriales françaises. L’objectif international sur lequel la France s’est engagée est de 10 % de protection forte des eaux territoriales pour 2030 : il y a encore beaucoup de chemin à parcourir ! Il faut ainsi revoir tout le système administratif trop complexe de la protection des zones marines, et développer une politique sincère et efficace de la biodiversité marine en supprimant tous les doublons, et en augmentant considérablement les zones de réserves intégrales (protection forte).
Que faudrait-il faire en priorité afin de préserver la Méditerranée ?
En premier lieu, il faudrait cesser de construire sur la mer, ce qui détruit les fonds marins. Monaco est l’exemple de développement non durable d’une ville côtière à ne surtout pas reproduire.
« Il faudrait cesser de construire sur la mercréer un chapelet de réserves intégrales. »
Il faudrait aussi créer un chapelet de « réserves intégrales » en s’inspirant de l’Italie qui en a créé une trentaine d’un coup. Elles fonctionnent sur un principe de zones concentriques. Une zone centrale possède le plus haut degré de protection, elle est attenante à la côte et dans laquelle la pêche est prohibée. Autour de ce cœur de réserve est délimitée une zone dans laquelle seule la pêche professionnelle est autorisée. Elle est entourée d’une zone plus large où les pêcheurs à la ligne peuvent eux aussi pêcher, mais pas les chasseurs sous-marins. Les pêcheurs bénéficient ainsi de l’abondance des poissons qui sortent de la zone centrale la mieux protégée et qui correspond aussi aux endroits où la mer est peu profonde, mieux exposée à la lumière et par conséquence plus riche en biodiversité. Cela ne peut fonctionner qu’à condition de mettre les moyens adéquats notamment un déploiement de personnels chargés spécifiquement de la surveillance de la réserve. Enfin, il faudrait créer un permis de pêche en mer, qui aujourd’hui n’existe pas pour la pêche de loisirs alors qu’il existe pour la chasse et la pêche à terre. Un tel permis permettrait de s’assurer que les pratiquants de la pêche de loisir puissent, à chaque renouvellement de permis, prendre connaissance des règlements en vigueur.
La Méditerranée est un point de rencontre entre le Nord et le Sud, 213 pays aux profils et aux relations très variées l’entourent, n’est-ce pas un frein à sa bonne gouvernance écologique ?
Chaque pays doit faire le maximum afin de préserver biodiversité marine. Les pays riverains et leurs pêcheurs doivent comprendre qu’établir des réserves intégrales est le meilleur moyen de pérenniser les activités de pêche dans leurs eaux territoriales. Ces dernières permettront de rééquilibrer toutes les chaines alimentaires marines spécifiques des zones concernées.
Ces préconisations sont-elles compatibles avec l’accroissement de la pression démographique dans la région ?
Le tourisme entraine une sur-fréquentation. Elle devient dommageable pour le milieu naturel notamment à Porquerolles, Port-Cros, dans les Calanques de Marseille et, en Corse, à Scandola et dans les Bouches-de Bonifacio. Les coins les plus beaux de nos côtes seront petit à petit dénaturés par cette sur-fréquentation si on ne met pas en place des quotas d’accès, voire de faire payer la pénétration de ces espaces naturels afin que les visiteurs participent à la préservation du site. Il faut les considérer comme des musées naturels et permettre aux gens de les visiter dans de bonnes conditions.
Propos recueillis par Julien Leprovost
Pour aller plus lin :
Protéger la biodiversité marin, par Alexandre Meinesz, 336 pages, éditions Odile Jacob
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