par Marie-Catherine Paquier, EBS Paris
Liqueurs, vins, bières, confitures, condiments, biscuits, savons, lotions, santons, bougies… mais aussi détoxifiant en gélules, ail noir confit, éponges écolos, imprimerie… Les monastères français proposent aujourd’hui près de 3 000 références de produits et services de grande consommation qu’ils diffusent dans des magasins monastiques ou laïcs, physiques ou online.
Les produits issus de ces organisations multiséculaires, que l’on pourrait croire en total décalage avec l’époque actuelle, confirment au contraire la permanente capacité d’adaptation des moines et moniales à ce qui les entoure, ainsi qu’à leur contrainte interne de fragilité démographique. Comme l’écrit l’historien Jacques Dalarun, le monde monastique a toujours été un laboratoire de la modernité.
Depuis le Moyen-âge, les règles monastiques organisent la vie des communautés contemplatives. La plus connue reste celle de Saint-Benoît, suivie par les ordres bénédictins et cisterciens. Elles prônent l’équilibre de la vie contemplative entre prière, lecture et travail.
En complément des temps de prière individuels (la Lectio Divina) et collectifs (les offices), le travail est à la fois un moyen de subvenir aux besoins matériels de la communauté et une activité accomplie sous le regard de Dieu. C’est une sorte de prière horizontale connectée à la terre et à autrui. Des recherches expliquent même que la vitalité entrepreneuriale fait partie intégrante de la spiritualité cistercienne.
Aujourd’hui, le travail des moines et moniales revêt trois formes, réparties entre les services à la communauté (ménage, entretien, cuisine, réparations…), l’accueil monastique (services pour les retraitants, écoute spirituelle…) et le travail lucratif proprement dit (ateliers de production, magasins…).
C’est à cette troisième forme de travail que s’intéressent nos travaux, celle qui apporte les revenus nécessaires aux besoins de la communauté, en complément des pensions de retraite et des activités d’accueil. Et le rapport des acteurs à ces activités n’est pas sans nourrir les réflexions qui portent sur l’organisation de nos entreprises.
Gagner plus ne reste qu’un moyen
Fondée sur la désappropriation des biens et des charges, l’économie monastique encourage chacun et chacune à contribuer selon ses propres possibilités, tout en conciliant exigences économiques et exigences religieuses. L’enjeu reste de maintenir un équilibre entre travail et temps spirituels et c’est là le rôle de ceux que l’on nomme les économes, ou « cellériers » chez les bénédictins et chez les cisterciens, responsables des affaires.
Ils font pour cela appel à leur pratique éprouvée du discernement. Celle-ci consiste à clarifier ses objectifs pour ensuite identifier les moyens de les atteindre, à se poser les vraies bonnes questions et à prendre le temps qu’il faut pour librement prendre les bonnes décisions. Elle est au cœur de la vie du moine ou de la moniale depuis le décryptage de l’appel de sa vocation jusque dans les diverses facettes de la vie communautaire. Y compris donc en ce qui concerne les décisions économiques et matérielles.
Pour les monastères, fabriquer, innover et vendre pour gagner plus ne s’avère pas une fin en soi. Cela ne reste qu’un moyen de maintenir leur fidélité envers leurs priorités spirituelles. Voilà pourquoi certains monastères décident de renoncer à des débouchés commerciaux pour préserver leur vie de spiritualité communautaire.
Il y a là de quoi interpeller le paradigme dominant du « toujours plus », et nous mettre sur la piste d’un marketing mesuré. La démarche monastique systématique de discernement peut en fait être source d’inspiration pour les entrepreneurs, pour quatre raisons au moins.
Le discernement, le temps long
L’approche collective de la vie économique est la première d’entre elles. Réplique des fondements communautaires de la vie en clôture, l’organisation en réseau des activités économiques monastiques mêle les communautés féminines et masculines de tous les ordres, y compris quelques communautés protestantes et orthodoxes.
Diverses associations viennent ainsi se nourrir mutuellement. Il y a Monastic, pour la formation aux questions économiques et pour l’attribution de la marque éponyme, Aide au Travail des Cloîtres pour le soutien à la diffusion des produits monastiques par le biais de l’enseigne Artisanat Monastique, La Boutique de Théophile pour la mise en place d’un site marchand collaboratif, et Liens des Monastères pour le Commerce et l’échange de bonnes pratiques sur le thème du magasin.
Ces acteurs monastiques agissent comme un socle en soutien à l’économie des monastères. Ils sont coanimés par des religieux/ses et laïcs et constituent le terreau d’une intelligence collective à la fois pragmatique et spirituelle au service des communautés.
Le rapport au temps irrigue aussi la vie économique et est à ce titre une deuxième source d’inspiration pour les entreprises.
Dans les monastères, et ce depuis des siècles, la vie est rythmée par les alternances entre prières collectives, lecture, travail, et temps physiologiques comme repos et repas. Et qu’il s’agisse de l’usage du temps long nécessaire au discernement pour les décisions importantes, des pauses imposées toutes les deux ou trois heures pour la prière, des temps de « désert » déconnecté pour permettre la respiration personnelle et spirituelle, on trouve de quoi relativiser l’injonction d’urgence des tâches économiques exprimée par les acteurs laïcs partenaires.
C’est sans doute pourquoi les managers aiment à se référer à la règle de Saint-Benoît et sont parfois tentés de la transformer en traité de management.
Black Friday et COP26
En troisième lieu, sous l’impulsion notamment de l’encyclique Laudato Si’ du pape François sur la sauvegarde de la « maison commune », les monastères concrétisent leur engagement écologique intégral dans leurs choix économiques. Nos recherches ont notamment montré que le magasin monastique constitue un lieu emblématique de conversion à ces enjeux sociaux et environnementaux.
Lieu de porosité entre l’interne et l’externe, il est en effet à la croisée des quatre liens prônés dans Laudato Si’ : lien aux autres (visiteurs, randonneurs, clients, retraitants, fournisseurs, livreurs, moines et moniales de la communauté…), lien à la nature (assortiments de produits artisanaux, naturels ou issus de circuits courts, mobiliers en bois, économie d’énergie, traitement des déchets…), lien à Dieu (présence de moines ou moniales, librairie spirituelle, solidarité entre monastères, espaces de gratuité…), et lien à soi-même (espace de pause dans la vie, cohérence dans la quête de sens, etc.).
Enfin, la sobriété des finalités et des moyens peut aussi inspirer les managers habituellement soucieux d’abondance. Les monastères clament en effet le fait de produire et vendre pour survivre selon leurs besoins frugaux, et non pour s’enrichir par principe.
Dans cette veine, dans le monde de l’entreprise, nous assistons à l’émergence de mesure de la performance extrafinancière issue du déploiement de la thématique de la responsabilité sociale des entreprises. Celle-ci a également été relayée par la possibilité d’inscrire sa raison d’être dans ses statuts et de se constituer en entreprise à mission, et est densifiée par les modèles de l’économie sociale et solidaire.
En termes de moyens, nous avons montré que la communication sobre, voire silencieuse, des monastères n’empêche pas le consommateur de rêver et de construire lui-même un storytelling nourri des archétypes du moine médiéval. Cela suggère qu’en dire toujours plus, voire trop, n’est pas forcément la seule façon de construire son positionnement.
La fixation d’un « juste prix », à propos duquel se sont questionnées des figures telles Saint Thomas d’Aquin, ainsi que la mise en place d’un réseau de distribution calibré selon les capacités de production des ateliers monastiques sont d’autres exemples de sobriété dans les moyens marketing.
Ils rejoignent les caractéristiques du marketing mesuré, voire du démarketing qui vient interpeller entreprises et consommateurs. Entre les injonctions du Black Friday à consommer toujours plus et celles de la COP 26 à s’orienter vers une slow consommation responsable, l’économie des monastères peut tout du moins être citée comme un exemple venant nourrir notre réflexion.
Marie-Catherine Paquier, Enseignant-chercheur en marketing, EBS Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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2 commentaires
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Hernan
Merci Marie Catherine pour ce très beau et intéressant article. La vie monacale est un choix de vie très profond et c’est beau de voir comment elle se marie si bien avec ce que nous pouvons considérer comme une vie parfaitement écologique et éco logique.
Hernan
Florence Dhellemmes
Très intéressant. Merci