Alain Karsenty, Cirad; Christian Leclerc, Cirad et Didier Bazile, Cirad
Dans un contexte d’accroissement démographique sans précédent sur le continent africain, les moyens de préserver la biodiversité sont au cœur de vifs débats, notamment au sein de la Convention pour la diversité biologique, dont la proposition phare vise à classer 30 % des territoires nationaux en aires protégées, dont 10 % en conservation stricte.
En 2020, dans son essai L’Invention du colonialisme vert, Guillaume Blanc s’en prenait à l’UICN, au WWF et à l’Unesco impliqués dans les parcs naturels en Afrique.
Il accuse les gestionnaires de parcs d’exclure et de violenter les populations locales, de créer de la misère pour satisfaire un fantasme de nature vierge au seul profit de touristes occidentaux. Il affirme que :
« Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires protégées du continent. »
et que :
« Les parcs nationaux ne protègent pas vraiment la nature puisque la consommation touristique nuit à la biodiversité. »
Les parcs nationaux sont ici au cœur du débat et deux grandes questions agitent les milieux de la conservation en Afrique :
- Est-il légitime de restreindre des droits d’usage pour des motifs de conservation ?
- Quel modèle d’aire protégée, ou stratégie alternative de préservation de la biodiversité, peut concilier efficacité et prise en compte des droits humains et fonciers ?
Une nature sous pressions multiples
Les pressions sur l’environnement sont croissantes du fait de l’augmentation des populations en zones rurales qui accroît la concurrence pour le foncier, des opportunités offertes par la demande agricole mondiale (cacao ou palmier à huile), de la fabrication du charbon de bois, de la demande urbaine en viande de brousse, de la ruée de mineurs artisanaux sur les pierres précieuses ; ou du décalage entre les maigres revenus paysans et la valeur commerciale de l’ivoire ou du bois de rose.
En outre, les communautés locales sont parfois enrôlées dans les réseaux de braconnage. En Afrique, si comme partout ailleurs la demande internationale pousse à la surexploitation de ressources, la majorité des activités portant atteinte à la biodiversité est le fait de petits producteurs, qui produisent pour les marchés locaux tout autant que pour les marchés étrangers.
La création de nouvelles aires protégées reste du domaine des gouvernements africains, même si certains instruments qualifiés d’« échange dette contre nature », par lesquels un pays créditeur réduit la dette d’un pays débiteur, influencent parfois la décision de création.
Le constat général est peu encourageant, avec une majorité d’aires protégées en Afrique sous-financée : peu de recettes touristiques et une gestion défaillante. De plus, les recettes liées aux droits d’accès ont nettement baissé ces dernières années avec la crise sanitaire. Des chercheurs estiment de 103 à 178 milliards de dollars les besoins budgétaires pour atteindre la cible de 30 %.
Une gestion de plus en plus « déléguée » à des opérateurs privés
Compte tenu de ces difficultés financières, certains États optent pour une « gestion déléguée » des parcs à des ONG spécialisées. Face à la montée en puissance de réseaux de braconnage parfois lourdement armés, on observe parallèlement une tendance à la « militarisation » de la conservation dans certains parcs. Des actes de violence sur les populations de la part d’éco-gardes ont été rapportés en Afrique.
La gestion déléguée échoit souvent à African Parks, une ONG sud-africaine habituée aux contextes difficiles, mais la militarisation est vécue différemment par les populations selon les contextes. D’après une enquête de 2020 sur la gestion du parc national de Zakouma (Tchad), les populations locales sont demandeuses de protection vis-à-vis des groupes armés qui les rackettent, et elles collaborent avec l’ONG pour signaler les incursions des Janjawid soudanais.
Quant à l’efficacité, plusieurs publications montrent que les ressources fauniques sont mieux préservées dans les aires protégées avec de hauts niveaux de protection. En outre, difficile de ne pas évoquer les expériences de conservation basée sur les communautés : Conservancies en Namibie, programme Campfire au Zimbabwe, Village Land Forest Reserves en Tanzanie, et certaines forêts communautaires sans exploitation du bois d’œuvre. Ces espaces à gestion communautaire ou participative peuvent être vus comme des alternatives ou des compléments aux aires protégées à protection stricte. Néanmoins, leurs résultats en matière de conservation sont parfois jugés moins solides et il y a, au moins en Afrique australe, une tendance à la recentralisation de la gestion sous l’influence d’ONG internationales.
Le déplacement de populations pose un problème auquel il faut se garder d’apporter une réponse tranchée a priori. Dans tous les pays du monde, les expropriations sont considérées légitimes pour réaliser des infrastructures (routes, barrages…), dès lors que des indemnisations financières correctes sont versées aux ayants droit.
Mais ce statut d’ayant droit est source de contentieux au sein des aires protégées où l’on trouve des migrants fuyant l’insécurité ou attirés par des terres et des ressources perçues comme disponibles. Les détenteurs de droits fonciers coutumiers peuvent avoir accepté ou subi l’installation de ces familles. Les politiques des gestionnaires d’aires protégées vis-à-vis des migrants vont varier, allant d’un « cantonnement » toléré à des actions d’éviction pure et simple.
Une diversité d’outils et d’approches pour les aires protégées
Réduire les aires protégées à un outil de spoliation, c’est oublier la diversité de leur statut et de leur gouvernance. L’UICN classe les 200 000 aires protégées recensées dans le monde en 6 catégories.
Seules les catégories de 1 à 3 sont dédiées à une conservation stricte, car c’est parfois la seule option pour protéger des espèces menacées d’extinction. Les autres catégories incluent des activités économiques. La catégorie 4 est la plus fréquente en Afrique, et les catégories 5 et 6 dépendent des interactions avec les humains. Les parcs nationaux eux-mêmes peuvent être de catégorie 2, 4 ou 6. Outre ces catégories de gestion, le mode de gouvernance précise qui prend les décisions.
Les trois dernières catégories sont majoritaires même si des spécificités existent : en Afrique du Sud, 56 % des aires protégées sont privées tout comme l’est majoritairement le foncier.
Les aires protégées ne visent donc pas à « protéger un Éden où l’homme est exclu ». La majorité des aires protégées créées depuis une trentaine d’années intègre des activités humaines. Une évaluation des projets d’appui à des aires protégées financées entre 2000 et 2017 par l’AFD montre qu’une double finalité de conservation et de développement est toujours privilégiée.
Dans le monde, seulement 15 % des espaces sont des aires protégées et beaucoup d’autres initiatives de conservation existent. Si l’on retient l’objectif mondial de 30 %, il serait peu réaliste de viser 30 % d’aires protégées « excluantes » au niveau de chaque État, mais plutôt considérer 30 % d’espaces où l’objectif de conservation encadre des activités de production compatibles avec un haut niveau de préservation de la biodiversité.
Ne pas se cantonner aux aires protégées
Sur cet objectif particulier de 30 % – qui sera examiné et débattu lors de prochaines négociations (COP15) organisées par les Nations unies pour coordonner la sauvegarde de la biodiversité au niveau mondial –, il faudrait revenir sur les « autres mesures de conservation efficace par zone » (AMCE) que de précédentes négociations (COP14) avaient défini comme « zone géographiquement délimitée, autre qu’une aire protégée, qui est réglementée et gérée de façon à obtenir des résultats positifs et durables à long terme pour la conservation in situ de la diversité biologique […] ».
L’UICN précise que « si les aires protégées doivent avoir un objectif de conservation primaire, cela n’est pas nécessaire pour les AMCE. Les AMCE peuvent être gérées pour de nombreux objectifs différents, mais elles doivent aboutir à une conservation efficace ». Par exemple, une politique de protection des bassins versants peut conduire à une protection efficace de la biodiversité.
Un compromis possible consisterait ainsi à intégrer les AMCE dans la cible des 30 %, ce qui rendrait non seulement ce seuil plus acceptable, mais qui permettrait aussi sa hausse régulière.
Les aires protégées ne peuvent répondre seules à l’ensemble des défis que pose la crise de la biodiversité. Une réflexion sur l’ensemble du territoire d’un pays considérant l’interface entre les différentes activités est nécessaire pour renouveler notre point de vue sur la nature et redéfinir des stratégies de conservation de la biodiversité plus efficaces.
Alain Karsenty, Économiste de l’environnement, chercheur et consultant international, Cirad; Christian Leclerc, Ethno-biologiste, Cirad et Didier Bazile, Chercheur spécialiste de la conservation de l’agrobiodiversité, chargé de mission biodiversité, Cirad
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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