Par Christian Bouquet, Université Bordeaux Montaigne
Dans la foulée de la COP26, et soucieuse de corriger son statut de second « importateur mondial de déforestation » après la Chine, l’Union européenne a décidé le 17 novembre 2021 de muscler son Green Deal pour rendre le vieux continent climatiquement neutre en 2050.
Rappelons qu’un « importateur de déforestation » est un pays, un continent ou une entreprise, qui importe des produits issus d’une déforestation. Pour le moment, la liste des produits que l’UE ne fera plus venir est assez courte, mais lourde de conséquences : la viande de bœuf (et le cuir), le cacao, le café, le soja et l’huile de palme.
Les mauvais esprits pourraient ironiser sur le fait que la Beauce était autrefois couverte de forêts (primaires ?), et que les céréales qui y sont cultivées proviennent aussi de la déforestation, mais l’humour n’est pas de mise quand il s’agit de sauver la planète.
D’ailleurs, cette mesure n’a fait sourire personne dans les pays directement visés d’Afrique de l’Ouest. Si les éleveurs peuls de la zone sahélienne n’en sont pas à nourrir leurs vaches avec du fourrage récolté sur des espaces déforestés, et encore moins avec du soja, les cultivateurs et planteurs de Côte d’Ivoire, du Ghana et de toute la région forestière sont concernés par au moins trois des cinq produits figurant sur la liste noire (café, cacao, huile de palme).
Or ces différentes productions agricoles sont essentielles à leur prospérité.
20 % des Ivoiriens vivent du cacao
Le cacao, dont la Côte d’Ivoire est le 1er producteur mondial avec plus de 2,2 millions de tonnes en 2021, fait vivre près de 6 millions de personnes dans le pays, soit près de 20 % de la population.
L’huile de palme, dont elle est le 9e producteur mondial avec près de 500 000 tonnes en 2021, subvient directement aux besoins de 220 000 personnes, tandis que 2 millions d’habitants de la Côte d’Ivoire vivent des activités liées au secteur.
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Le café enfin, dont elle fut longtemps le 3e producteur mondial, n’occupe plus la place centrale (61 000 tonnes en 2021 contre 380 000 en 2000), mais continue d’assurer des compléments de revenus intéressants aux paysans de la zone forestière dans le Sud-Est du pays.
C’est dire que sanctionner ces cultures risque de déstabiliser sérieusement l’économie ivoirienne en même temps que de mettre en danger le tissu social.
Hévéa, anacarde, banane… prochains sur la liste ?
Et l’on peut pressentir que d’autres piliers de sa richesse (hévéa, anacarde, coton, banane, ananas) tomberont un jour ou l’autre dans les cibles de l’UE puisqu’ils sont également issus d’une déforestation. Le pays a produit 950 000 tonnes de caoutchouc naturel en 2020, soit 80 % du latex provenant du continent africain (4e rang mondial).
Les savanes du Nord ivoirien ont produit 1 million de tonnes d’anacardes en 2021 (1er rang mondial) et 250 000 petits producteurs regroupés en coopérative ont commencé à assurer la transformation en amandes de cajou (3e exportateur mondial). C’est également dans les savanes au nord que 130 000 petits exploitants ont produit 580 000 tonnes de coton en 2021 (2e rang africain).
Quant aux fruits essentiellement destinés à l’Europe, ils représentent 300 000 tonnes de bananes et 170 000 tonnes du fameux « ananas de Côte d’Ivoire » qui occupe la seconde place sur les marchés européens.
Deux questions (de simple bon sens) viennent alors à l’esprit.
Des cultures qui stockent du carbone
D’abord, s’il est vrai qu’il a fallu déforester pour introduire les cultures de rente qui font la prospérité de la Côte d’Ivoire, n’a-t-on pas ensuite « reforesté » en plantant, dans l’ordre d’apparition dans les paysages, des caféiers, des cacaoyers, des palmiers à huile, des hévéas et des anacardiers ?
N’a-t-on pas remplacé la forêt dite « primaire » par une autre forêt, composée d’arbres ou d’arbustes dont la capacité de puits à carbone n’est pas forcément inférieure ? Car même le palmier à huile affiche un assez bon bilan en termes de stockage de carbone.
Quant au cacao, les experts européens ont-ils perdu de vue (ou jamais su) qu’il s’agissait d’un arbuste qui pousse généralement sous ombrière naturelle, à l’abri d’arbres plus haut que lui, donc en pleine forêt, même si celle-ci n’est plus « primaire » ?
Une population multipliée par 8 depuis 1960
Ensuite, n’a-t-on pas d’abord déforesté pour simplement se nourrir ? L’emblématique culture sur brûlis, encore très largement pratiquée notamment sur les fronts pionniers dits « forestiers » des régions de climat tropical, répond d’abord aux besoins alimentaires d’une population dont on rappelle – au risque de passer pour néo-malthusien – qu’elle a été multipliée par cinq depuis 1960 dans la zone sahélienne, où l’élevage bovin est très répandu et où les troupeaux ont probablement suivi une courbe démographique similaire.
Quant à la population de la Côte d’Ivoire, elle a été multipliée par huit dans le même temps (de 3,504 millions en 1960 à 29,389 millions au recensement de 2021). Produire huit fois plus de produits vivriers suppose de multiplier par huit soit les rendements soit les surfaces cultivées.
Le pacte vert européen entend stopper les importations de produits issus de la déforestation. Mais une telle décision aura des impacts considérables sur les populations qui dépendent de ces cultures.
En 2021, la Côte d’Ivoire a consacré plus de 2 millions d’hectares de terre à sa production d’igname (4,970 millions de tonnes), de manioc (2,047 millions de tonnes), de banane plantain (1,519 million de tonnes), de riz (673 000 tonnes) et de maïs (608 000 tonnes). Combien de centaines de milliers d’hectares nouveaux ont été défrichés (donc déforestés) pour cela ?
Et ce calcul ne tient pas compte des besoins en bois de chauffe, alors que cette source d’énergie domestique est loin d’être remplacée par des produits de substitution, dont on aimerait qu’ils soient de préférence « verts ».
Déforestation postérieure à 2020
Certes, on admettra peut-être (ou pas) le raisonnement qui précède, selon lequel on a remplacé des forêts par des arbres. En contrepartie, on objectera sans doute qu’on a bouleversé la biodiversité. C’est exact. Mais c’est aussi ce que l’Europe avait fait en remplaçant ses bocages par de l’openfield, et cette transformation était liée – déjà – à des questions de rendement et de productivité.
Avons-nous de meilleures propositions à formuler pour le continent africain ?
Heureusement, les directives de l’Union européenne affichant l’objectif de ne retrouver sur le marché européen d’ici trois ou quatre ans que des produits « zéro déforestation » ne sont pas drastiques. Elles exigent que les opérateurs vérifient que le cacao, le café, ou l’huile de palme importés ne soient pas issus d’une déforestation postérieure à 2020.
Les contrôles pourront être effectués avec l’aide de Copernicus, le programme européen d’observation de la terre, sorte de caméra de vidéosurveillance dont on pourra rembobiner les images. Les nouveaux plants de cacao sous une vieille ombrière y échapperont-ils ?
Risque de fragiliser une partie de la population
On ne peut qu’être sensible aux préoccupations des responsables européens lorsqu’ils se penchent sur l’avenir de la planète. Mais ils vont inévitablement buter sur la contradiction majeure qui surgit quand on commence à vouloir agir : le danger n’est-il pas de fragiliser, voire de mettre en péril, une partie de la population du monde, parmi les plus pauvres, en prenant des mesures radicales au nom de la protection de l’environnement ?
On le voit déjà : interdire l’exploitation du charbon risque de priver d’électricité les habitants des townships sud-africains. Préserver la biodiversité dans des forêts classées d’Afrique de l’Ouest permet à la mouche tsé-tsé de se reproduire et d’y prospérer avant de se répandre dans les zones peuplées en diffusant la maladie du sommeil.
Il conviendrait donc que les décideurs de l’Union européenne, élus et technocrates, relisent attentivement leur copie en pensant davantage aux centaines de millions d’Africains qui vont souffrir de la mise en œuvre de ces mesures de lutte contre « l’importation de déforestation », alors qu’ils ne sont guère responsables du changement climatique, vu qu’ils émettent peu de gaz à effet de serre.
Dans ce contexte d’écologie politique, il faudra aussi se pencher un jour ou l’autre sur le problème de l’eau virtuelle, c’est-à-dire facturer l’eau africaine qui a servi à produire le cacao, l’huile de palme, l’ananas, la banane, etc. Mais la facturer à qui ? Certes c’est un autre sujet, mais c’est le même problème.
Christian Bouquet, Chercheur au LAM (Sciences-Po Bordeaux), professeur émérite de géographie politique, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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