Notre bien-être est-il toujours bon pour la planète ? Le bien-être social est un concept qui englobe à la fois la santé mentale et physique, les relations interpersonnelles ainsi que le sentiment d’appartenance à la communauté. Il est essentiel pour que les individus se sentent capables et motivés à agir. À cet égard, il constitue donc un levier précieux pour agir contre le changement climatique.
Mais en excès, il peut aussi se transformer en frein : car si aucune limite n’est mise, la quête d’un bien-être absolu par quelques-uns peut entraver la quête de durabilité de tous. Où tracer la ligne ? À partir de quand cet excès de bien-être peut-il avoir des effets délétères ?
Pour le comprendre, il faut déjà en finir avec le mythe de l’humain purement rationnel : Homo œconomicus reste un Homo sapiens guidé par la chimie de son cerveau. Effet rebond, inégalités sociales et bulles de filtres sur les réseaux sociaux renforcent nos comportements les plus dommageables au plan environnemental.
Surtout, il convient de réintégrer les inégalités socio-économiques dans notre approche du progrès social. Des politiques publiques visant à l’amélioration du bien-être pourraient faire partie de la solution, à condition de cibler les populations qui en ont le plus besoin. Comprendre : à condition de ne pas alimenter de nouveaux comportements incompatibles avec la crise climatique chez les autres.
Le bien-être social, bon pour la planète… jusqu’à un certain point
La capacité des citoyens à agir face aux crises climatique et environnementale va dépendre de leurs compétences, de leurs motivations et de leurs envies personnelles. Autant de facteurs influencés par le bien-être social. Et de fait, la littérature scientifique suggère que les pays qui ont un niveau de bien-être social élevé créent un environnement propice à l’engagement des citoyens dans la lutte contre le changement climatique.
En effet, les citoyens en bonne santé sont plus susceptibles de participer activement à des initiatives écologiques, tandis que ceux qui bénéficient d’un réseau social solide et d’un bon niveau d’éducation ont tendance à être mieux informés et à s’engager davantage dans des pratiques soutenables. Le développement de la santé, de l’éducation ou de l’accès à Internet favorise aussi le développement des énergies renouvelables, par exemple.
En finir avec Homo œconomicus
En 1992, l’économiste Manfred Max-Neef présentait une matrice des neuf besoins humains fondamentaux. On y retrouvait : l’affection, la compréhension, la créativité, l’identité, la liberté, les loisirs, la participation, la protection et la subsistance.
Pour répondre efficacement à ces besoins, Max-Neef identifiait quatre catégories existentielles, où se déclinent les neuf besoins précédents :
- l’être (soit des qualités comme le fait d’avoir une bonne santé physique ou mentale),
- l’avoir (soit des choses telles que la nourriture, un logement…),
- le faire (soit des actions, comme le fait de se reposer ou de travailler),
- et enfin l’interaction (par exemple participer à la vie de la communauté)
L’apport de Max-Neef a été de dépasser la vision qui prédominait jusqu’alors, consistant à considérer notre espèce comme Homo œconomicus – soit un individu rationnel jamais rassasié qui va privilégier l’accumulation de toujours plus de biens matériels, dont les besoins illimités ne seront jamais pleinement satisfaits.
Car au cœur de cette conception se trouve un dilemme crucial : une croissance illimitée du bien-être social de chacun est-elle souhaitable pour lutter contre le changement climatique ?
Les besoins fondamentaux tels que la subsistance, la protection, et la liberté sont globalement atteints dans de nombreux pays du monde, même si cela est encore loin d’être acquis partout : selon les Nations unies, 731 millions de personnes luttent encore pour satisfaire les besoins humains les plus élémentaires. En parallèle, dans des pays développés, de plus en plus d’individus ayant satisfait leurs besoins fondamentaux se tournent vers des expériences de consommation hédoniste.
Quand la recherche du plaisir atteint un point critique
Le concept de Max-Neef se rapporte à des comportements observés dans le règne animal. Comme les humains, les autres mammifères adoptent des comportements qui leur procurent du plaisir, ce qui suggère des similitudes dans le circuit de la récompense du cerveau.
Le lien entre le plaisir anticipé et les récompenses retardées, comme démontré par des expériences sur la réponse dopaminergique chez le singe, met en évidence un mécanisme d’apprentissage et de motivation, qui existe chez l’homme comme chez le singe.
Le plaisir anticipé y est associé dans le cerveau à la libération de dopamine, ce qui nous motive biologiquement à obtenir la récompense souhaitée. Les gains matériels peuvent ainsi contribuer à notre bien-être en nourrissant des émotions positives ainsi que notre satisfaction psychologique.
Chez l’homme, cette tendance à rechercher le plaisir a atteint un point critique à travers l’émergence de la société de consommation. Les sociétés qui ont internalisé les valeurs du consumérisme ont atteint un stade du développement où elles tirent tellement de plaisir de leurs modes de vie qu’elles ne se rendent pas toujours compte du mal qu’ils leur causent.
Elles sont prises dans un cycle sans fin d’extraction, de transformation, de production, de transport, de consommation et d’élimination, juste pour satisfaire un besoin de plaisir.
Bulles de filtre et effet rebond
À l’heure du numérique, cette recherche du plaisir se joue désormais sur le terrain des réseaux sociaux. Chaque notification, partage ou « like » peut déclencher une petite libération de dopamine, activant notre circuit de la récompense et renforçant notre engagement sur ces plates-formes. Les algorithmes qui régissent nos fils d’actualité ne font pas autre chose : ils nous fournissent un flux de contenu personnalisé qui correspond à nos comportements et intérêts antérieurs, créant ainsi un effet de chambre d’écho.
Par exemple, si votre activité sur les médias sociaux est centrée sur la « fast fashion », les voitures de luxe et les destinations de voyage exotiques, vous aurez moins de chances d’être exposés à des contenus sur les achats d’occasion, les véhicules électriques ou l’écotourisme local.
Cela illustre la manière dont les « bulles de filtre » peuvent renforcer les comportements préjudiciables à l’environnement. Elles nous permettent d’habiter un espace numérique réconfortant qui nous confronte rarement aux réalités inconfortables ou à l’urgence de la dégradation de l’environnement.
Il peut sembler contradictoire que l’amélioration du bien-être social entraîne une diminution de la sensibilisation du public. Mais il est facilement admis dans d’autres domaines, comme l’économie, qu’une amélioration technologique, en permettant une baisse des prix, stimule une hausse de la consommation dans un autre domaine à travers un effet rebond indirect. Ainsi, les consommateurs peuvent dépenser les économies réalisées grâce à leur nouvelle chaudière plus économe en énergie pour partir plus loin en vacances à l’étranger – et émettre davantage de CO2 du fait du voyage en avion.
Comme l’a souligné la chercheuse Brenda Boardmann dans des travaux sur l’efficacité énergétique dans les foyers britanniques, les gains d’efficacité réalisés ont été effacés par la multiplication des appareils et leur gain de taille et de puissance. « À un moment donné, la société devra reconnaître que des niveaux de vie toujours plus élevés menacent notre capacité à limiter le changement climatique et, par conséquent, réduisent notre qualité de vie future », écrivait-elle.
Prioriser les personnes les plus défavorisées
Tout ceci possède de fortes implications politiques. Il peut être éclairant de transposer ici le concept de « iatrogénie », terme médical où il s’agit des effets secondaires involontaires provoqués par un traitement ou une intervention médicale. Car si le traitement (dans ce cas, la recherche perpétuelle du bien-être) non seulement ne guérit pas (ou ne sensibilise pas à l’environnement) mais conduit en fait à de nouveaux problèmes (tels que l’aggravation des crises climatique et environnementale), peut-être devrions-nous arrêter ce traitement ?
C’est la question que nous posons, inspirés par les réflexions de Nicolas Hazard, qui traçait un parallèle entre croissance économique et traitement médical – et leurs effets indésirables pour la santé du patient ou pour celle de la planète.
Autrement dit, les gouvernements n’ont pas besoin d’accroître éternellement le bien-être social pour atténuer le changement climatique. Au contraire, une approche plus ciblée pourrait être adoptée en donnant la priorité aux groupes sociaux dont les niveaux de bien-être sont plus faibles. Cette stratégie garantirait une allocation plus efficace des ressources pour maximiser l’impact environnemental, tout en améliorant le développement social global et le bien-être individuel de ces populations.
Prenons un exemple concret. Le choix de passer d’un SUV gourmand en essence à une voiture compacte et économe en carburant est une décision écologique cohérente pour la planète, mais elle n’est peut-être pas à la portée de tout le monde, surtout si vous avez un budget serré et que vous dépendez de votre véhicule pour vos déplacements quotidiens.
En réalité, il existe un lien direct entre le niveau de vie et la pression sur l’environnement. Plus une personne sera riche, plus elle aura tendance à polluer, comme l’a montré un rapport publié en 2022. Au niveau mondial, les 10 % de personnes les plus riches sont responsables de près de la moitié des émissions de gaz à effet de serre, alors que les 50 % les plus pauvres n’en sont responsables qu’à hauteur de 12 %.
Pour susciter un changement plus large, il est important de créer une vision convaincante de l’avenir qui incite les gens à prendre part au changement. Adopter un régime végétarien ou conduire un véhicule électrique sont des mesures importantes, mais insuffisantes si notre volume de consommation total reste inchangé. Et cela d’autant plus si ces options plus respectueuses de l’environnement ne sont accessibles qu’à quelques privilégiés.
Un changement de paradigme s’impose, qui nécessite des choix politiques forts et l’union des consommateurs autour des préoccupations écologiques. Nous devons construire un cadre écologique inclusif qui reconnaisse les besoins de tous sans marginaliser les comportements individuels ni ignorer nos différences.
Peut-on être trop heureux pour se préoccuper du climat ? par Abir Khribich, doctorante à l’Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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