Mathis Wackernagel est l’économiste à l’origine du concept d’empreinte écologique qui permet de mesurer la pression qu’exerce l’humanité sur les ressources naturelles. Cette année, toutes les ressources régénérées par la planète en une année seront consommées dès le 1er août. Ce « jour du dépassement » symbolise ainsi la consommation déraisonnée de ressources naturelles par l’espère humaine. Dans cet entretien avec GoodPlanet Mag’, Mathis Wackernagel revient sur le concept d’empreinte écologique qu’il a co-créé, sur l’évolution du jour du dépassement au fil des années mais aussi sur l’impact de la croissance démographique et du numérique sur les ressources naturelles.
Pour commencer, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs le concept d’empreinte écologique ?
L’empreinte écologique permet de mesurer la surface terrestre nécessaire pour produire ce que nous consommons. Pour illustrer ce concept, on imagine la Terre comme une immense ferme et on cherche à évaluer si cette ferme est suffisamment grande pour produire les ressources qui satisfont le niveau de vie d’une population donnée.
« Bien que cela puisse sembler contre-intuitif, actuellement il est possible de consommer plus que ce que la nature régénère »
En comparant la surface nécessaire pour couvrir les besoins d’une population et la surface réelle existante, on perçoit à quel point nous consommons plus que ce que la nature peut renouveler. En effet, bien que cela puisse sembler contre-intuitif, actuellement il est possible de consommer plus que ce que la nature régénère, dans la mesure où nous pouvons par exemple couper les arbres plus rapidement qu’ils ne repoussent, surexploiter les stocks existants de poissons, etc. De cette manière, comme en comptabilité financière, on peut dépenser plus que ce que l’on gagne. L’empreinte écologique permet ainsi de déterminer si l’on dépense plus de ressources physiques que la Terre n’est capable d’en régénérer.
Comment vous est venue l’idée de développer le concept d’empreinte écologique ?
Au début des années 1990, on commençait à parler de durabilité et, une des problématiques liées à ce sujet était de savoir si notre planète pouvait supporter nos modes de consommation. Même si cela peut désormais sembler évident, à l’époque aucun indicateur n’existait réellement.
« La fragilité et les dommages causés à la planète continuent de s’aggraver, même si la date du jour du dépassement évolue peu »
Le jour du dépassement de la Terre a progressé plus lentement au cours des 15 dernières années qu’à la fin du 20ème siècle. Quels sont les facteurs qui contribuent à cette évolution ?
Je tiens d’abord à souligner que, même si la progression est plus lente, nous continuons d’exercer une forte pression sur la planète. Nous accumulons une dette année après année. À cause de cette dette, la fragilité et les dommages causés à la planète continuent de s’aggraver, même si la date du jour du dépassement évolue peu.
Nous pouvons faire des suppositions sur les causes du ralentissement de l’évolution du dépassement. La baisse du taux de croissance de la population mondiale et la diminution de l’utilisation du charbon au profil d’autres énergies font probablement partie des facteurs explicatifs.
« Si l’on veut vraiment maintenir les possibilités économiques, cela ne peut pas se faire sans tenir compte des ressources limitées de la planète »
Quels sont les principaux obstacles à la réduction de l’empreinte écologique mondiale ?
Selon moi, c’est avant tout une question de désir parce que je ne suis pas encore sûr que cette réduction soit véritablement considérée comme souhaitable aujourd’hui. L’envie d’accroître l’activité économique l’emporte sur le désir de s’épanouir durablement dans le respect des contraintes planétaires. Cependant, si l’on veut vraiment maintenir les possibilités économiques, cela ne peut pas se faire sans tenir compte des ressources limitées de la planète. Je pense que ce lien entre les deux n’est pas encore tout à fait compris. Or, à l’avenir, la sécurité liée aux ressources deviendra un déterminant d’autant plus important de l’activité économique.
« Il faut particulièrement s’assurer que les femmes aient des opportunités, tant économiques que politiques, et qu’elles puissent participer pleinement à la vie de la société »
Pensez-vous qu’à terme un fort ralentissement de la croissance démographique aura un impact majeur sur l’empreinte écologique mondiale ?
La population est un facteur complexe car elle évolue très lentement. D’ici 2100, nous pourrions compter 11,5 milliards d’habitants si les familles sont plus nombreuses ou 4 milliards d’habitants si elles le sont moins. En étant 11,5 milliards d’habitants, il y aurait 3 fois moins de surface planétaire disponible par personne qu’en étant 4 milliards. Actuellement, il semble que les taux de croissance des familles diminuent dans le monde entier, c’est plutôt une bonne nouvelle. Pour que cette tendance se poursuive, il faut particulièrement s’assurer que les femmes aient des opportunités, tant économiques que politiques, et qu’elles puissent participer pleinement à la vie de la société. Cette problématique est particulièrement importante puisque cette inclusion conduit généralement à des familles moins grandes et en meilleure santé.
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« Si notre ferme qu’est la Terre n’est pas assez grande pour subvenir à nos besoins, cela engendrera des problèmes plus fondamentaux que ceux liés aux activités économiques »
Comment obtenir suffisamment de ressources pour permettre à une population mondiale plus nombreuse de vivre correctement ?
C’est une grande question. Avoir aujourd’hui la possibilité de vivre correctement avec un tel dépassement ne garantit pas que nous puissions le faire à l’avenir, avec une population encore plus nombreuse. Je pense que la dimension démographique est un peu sous-estimée, dans la mesure où l’on craint davantage que des populations trop faibles ne soient pas en mesure de payer les retraites. Or, la dimension écologique est en réalité plus importante. En effet, je pense que si l’on veut avoir des vies saines et longues, il faut en priorité se concentrer sur la sécurité liée aux ressources physiques, plutôt que sur la croissance économique à tout prix. Si notre ferme qu’est la Terre n’est pas assez grande pour subvenir à nos besoins, cela engendrera des problèmes plus fondamentaux que ceux liés aux activités économiques qui, de toute façon, ne se poseront pas si on manque de ressources.
La différence entre l’empreinte écologique de pays en développement et l’empreinte écologique de pays développés est-elle moins marquée qu’elle ne l’a auparavant été ? Pourquoi ?
En évoquant les termes de « pays en développement » et « pays développés », la plupart des gens parlent en fait du revenu parce qu’ils estiment que c’est le facteur le plus important. Il est évident que le revenu est un paramètre crucial, je ne le nie pas, mais j’insiste sur le fait que ce n’est pas le seul paramètre intéressant.
« Dans les pays à faible revenu, lorsque le niveau de vie augmente, les personnes dépensent intensément en ressources parce qu’elles ont souvent de nombreux besoins matériels non-satisfaits »
Concernant les empreintes écologiques des pays à faible revenu et des pays à revenu élevé, on constate qu’elles sont souvent de plus en plus similaires. Un exemple marquant est celui de la Chine puisque la demande de ressources par Chinois est aujourd’hui équivalente à celle de nombreux Européens : l’écart s’est donc réduit, même s’il reste toujours important. Dans les pays à faible revenu, lorsque le niveau de vie augmente, les personnes dépensent intensément en ressources parce qu’elles ont souvent de nombreux besoins matériels non-satisfaits.
Malgré tout, il existe toujours d’énormes différences au sein des pays et entre les pays, entrainant des tensions. Sur le plan politique, ces différences se traduisent notamment par des pressions migratoires qui ont des impacts à la fois sur le pays d’origine et sur le pays d’accueil.
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Y a-t-il un pays qui pourrait servir d’exemple à suivre, dans l’objectif de réduire les empreintes écologiques ?
Je pense qu’aujourd’hui le point de vue dominant reste que l’activité économique définit les opportunités et les possibilités d’un pays. Cependant, il y a des nuances à apporter selon les pays. La Chine semble par exemple plus consciente de sa dépendance vis-à-vis des ressources que beaucoup d’autres pays qui pensent qu’il suffit d’être fort économiquement pour obtenir plus.
On remarque cependant des efforts fournis par certains pays qui ont par exemple massivement investi dans le verdissement de leurs systèmes énergétiques, à l’image de l’Écosse qui est plutôt proactive à ce niveau-là et de la Suisse qui vient de voter en faveur d’une accélération de sa stratégie en matière d’énergies renouvelables. Je ne suis pas sûr que ces efforts soient suffisants par rapport aux défis à relever mais il est intéressant de les notifier.
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« Si le volume consommé reste le même, la pression se déplace simplement ailleurs à terme »
Le changement climatique est dorénavant un problème relativement bien connu du grand public, y a-t-il un autre problème lié à l’empreinte écologique que vous souhaiteriez faire connaître ?
Le concept de dépassement représente une sorte de parapluie pour toutes les pressions exercées sur l’environnement. Si l’on ne s’occupe que d’une pression et pas des autres, cette pression risque de se déplacer ailleurs. Par exemple, si l’on utilise moins de combustibles fossiles, mais que l’on utilise plus de bois pour chauffer nos maisons, le problème se retrouve ailleurs. Si le volume consommé reste le même, la pression se déplace simplement ailleurs à terme. Il faut changer notre vision des choses et prendre de la hauteur, pour considérer l’ensemble de la problématique.
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« Il faut adopter un état d’esprit différent, en anticipant, en reconnaissant que nous sommes tous dépendants des ressources et en agissant en conséquence »
En se focalisant uniquement sur le climat et la réduction inévitable des émissions de CO2, les personnes ont l’impression qu’elles doivent se sacrifier pour les autres et n’en voient pas les avantages pour elles-mêmes. Certains attendent alors que les autres agissent avant eux. Or, il s’agit de construire un avenir qui impactera inévitablement chaque individu. Il faut adopter un état d’esprit différent, en anticipant, en reconnaissant que nous sommes tous dépendants des ressources et en agissant en conséquence.
« Je n’ai pas vu beaucoup d’informations selon lesquelles l’intelligence artificielle serait une force majeure pour nous découpler de cette dépendance, je crois que c’est plutôt l’inverse »
Le déploiement du numérique et, plus récemment, de l’intelligence artificielle a-t-il un impact majeur sur l’empreinte écologique ?
Nous ne savons pas comment cela va se passer à l’avenir mais les centres d’intelligence artificielle consomment d’ores et déjà beaucoup d’énergie, et ça sera probablement de plus en plus le cas. Ensuite, il est intéressant de savoir si l’intelligence artificielle nous découple de notre dépendance aux ressources ou si elle maintient notre dépendance. À l’heure actuelle, je n’ai pas vu beaucoup d’informations selon lesquelles l’intelligence artificielle serait une force majeure pour nous découpler de cette dépendance, je crois que c’est plutôt l’inverse. L’intelligence artificielle peut certes permettre d’avoir une meilleure gestion de processus mais c’est une petite partie de l’intelligence artificielle. De manière générale, la numérisation peut contribuer à la décarbonisation mais je ne pense pas que ce soit le levier principal.
Propos recueillis par Marion Lamure
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Pour aller plus loin :
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Bernard Stroiazzo Mougin . Inventeur du troisieme cycle du CO2
une solution serait de deployer au niveau terrestre la culture des Oceans de façon exponentielle ( voir Ocean Field technologie )