La fonte des glaciers, tant au niveau des pôles qu’en montagne, participe à la montée du niveau des mers et à la multiplication de phénomènes naturels dangereux. Derrière ces phénomènes, une mécanique invisible mais implacable : l’eau s’infiltre sous la glace, forme des poches d’eau sous-glaciaires dont le risque de vidange menace les populations en contrebas. Ces vidanges amplifient également le glissement des calottes glaciaires et menacent leur stabilité à court terme.
Il est désormais établi que la fonte des glaciers de montagne et des calottes glaciaires, en surface, s’accélère sous l’effet du réchauffement climatique. Mais saviez-vous que, en parallèle, un réseau de rivières et de lacs se déploie sous les épaisses couches de glace, contribuant à les déstabiliser et à augmenter considérablement le risque de catastrophes naturelles ?
Comme en juin 2024, lorsque le hameau de la Bérarde a été dévasté par des coulées de boues et de débris emportant tout sur son passage. La crue torrentielle était le résultat des précipitations intenses, mais aussi de la rupture d’une poche d’eau sous-glaciaire provenant du glacier voisin de Bonne Pierre.
Pour anticiper de telles catastrophes, il faut s’intéresser aux interactions entre la mécanique d’écoulement des glaciers et le réseau hydrologique qu’ils dissimulent. Et cela tant pour les glaciers d’aujourd’hui, au niveau des pôles et en montagne, que pour les vestiges des glaciations passés.
L’eau sous les glaciers, un lubrifiant naturel
Tel un gigantesque tapis roulant, les glaciers transfèrent continuellement de la glace de l’intérieur vers la périphérie à des vitesses comprises entre quelques dizaines de mètres et quelques kilomètres par an. Ce transfert découle principalement de la gravité : la glace est un liquide très visqueux qui s’écoule sous l’effet de son poids et de la pente.
Mais sous la glace, d’autres mécanismes capables d’accélérer ce déplacement peuvent s’activer, notamment lorsque l’eau de fonte générée en surface par le réchauffement de l’air s’infiltre à travers le réseau de crevasses. Ce faisant, elle « lubrifie » l’interface entre la glace et le sol.
Cette eau, sous pression du fait de la masse de glace qui repose au-dessus, diminue les frottements. Tout se passe alors comme si les glaciers faisaient du « ventriglisse » sur le lit de roches et de sédiments sous-jacent.
Des millions de kilomètres cubes de glace voient dès lors leur vitesse de transit accélérer : celle-ci est multipliée par deux ou par trois. Ce phénomène est à l’origine de l’amincissement des calottes glaciaires et de l’augmentation de la production d’icebergs lorsque des langues de glace terminent leurs courses dans l’océan.
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L’avenir du Groenland, de l’Antarctique et, plus largement, l’ampleur de la hausse du niveau marin dépendent ainsi des interactions entre la glace, l’eau et le sol au sein d’un réseau labyrinthique de rivières et de lacs sous-glaciaires.
Des poches d’eau pleines à craquer
Sur son chemin, l’eau va rencontrer des dépressions et des cavités dans lesquelles elle va s’accumuler pour former des lacs nichés dans la roche ou dans la glace. L’accélération de la production d’eau, sous l’effet de la fonte des glaces de surface due au changement climatique, est ainsi à l’origine d’une augmentation du nombre et du volume des réservoirs d’eau sous-glaciaires.
Lorsqu’ils atteignent leur trop plein, la pression est telle que l’eau peut soulever le glacier ou rompre les barrages de glace. De quoi provoquer la vidange brutale de millions de mètres cubes d’eau, à l’image du siphon d’une baignoire que l’on retirerait d’un seul coup.
Cette vidange n’est pas sans conséquence : elle est à l’origine de l’accélération transitoire de l’écoulement de glace (lié à l’effet « ventriglisse » évoqué plus haut), mais aussi des avalanches de glace (dislocation et effondrement des glaciers) et des débâcles glaciaires pouvant déclencher des phénomènes de lave torrentielle.
Ces évènements sont l’aboutissement d’un processus long et invisible au cours duquel le réseau hydrologique sous-glaciaire, qui évolue silencieusement, finit par dépasser son point d’équilibre.
Des vidanges soudaines et imprévisibles
Ce point d’équilibre a été franchi le 12 juillet 1892 lorsqu’un lac situé sous le glacier de Tête-Rousse, dans le massif du Mont-Blanc, a déversé quelque 200 000 m3 d’eau dans la vallée de Saint-Gervais, charriant près d’un million de mètres cubes – soit de quoi remplir 400 piscines olympiques ! – de sédiments, de blocs et d’arbres déracinés sur son trajet.
De la lave torrentielle, bien connue des montagnards, déferle alors sur Saint-Gervais laissant peu de chances aux habitants du village : 175 ont disparu dans la catastrophe. L’histoire s’est répétée en juin 2024 avec la disparition partielle du hameau de la Bérarde, dans le massif des Écrins.
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Sécurité Civile, Fourni par l’auteur
Le nombre de lacs sous-glaciaires à risque a augmenté de façon considérable ces dernières années non seulement en France, mais aussi dans la totalité des massifs montagneux. La totalité des lacs qui réside sous, au-dessus ou au-devant les glaciers – et qui sont, de ce fait, à risque de se déverser sous l’effet de la fonte des glaces – menace aujourd’hui près 15 millions de personnes à l’échelle mondiale. Au moins 4 000 personnes ont déjà trouvé la mort à la suite de telles vidanges.
Reste à localiser précisément le risque. À peine un millier de lacs sous-glaciaires sont pour l’instant recensés dans le monde, un nombre très probablement sous-estimé. Il y a donc urgence à prédire et prévenir les aléas glaciaires liés au stockage d’eau de fonte. Pour cela, il faut déceler la présence de ces lacs, décrypter leur évolution et anticiper les phénomènes de vidange dans le contexte difficile d’un réseau hydrologique sous-glaciaire en pleine mutation.
Les pays disposant de moyens techniques adéquats peuvent mener des campagnes de surveillance et même entreprendre des opérations coûteuses de pompage/drainage de ces réservoirs d’eau pour diminuer temporairement le risque de rupture. Mais dans le contexte climatique actuel, la multiplication des lacs pourrait compliquer la tâche des autorités locales.
Un monde sous-glaciaire difficile d’accès
Il faut dire qu’il s’agit d’environnements difficiles d’accès. Les environnements sous-glaciaires se distinguent par leur caractère hostile, imprévisible et inaccessible – excepté pour quelques glaciospéléologues expérimentés).
Des méthodes géophysiques utilisant notamment la propagation d’ondes radio dans et sous la glace permettent de réaliser des échographies du glacier, mais elles restent trop ponctuelles, limitées dans le temps et l’espace, pour appréhender sa véritable complexité.
Comment alors prédire l’évolution spatiale et temporelle d’un tel environnement perdu sous plusieurs dizaines, centaines voire milliers de mètres de glace ? On sait qu’il y règne une pression parfois gigantesque – qui peut être similaire à celle que l’on rencontre à plusieurs centaines de mètres sous l’eau – et que l’on y trouve un sandwich de roches, de sédiments, d’eau et de glace dont les interactions évoluent au rythme des variations quotidiennes et saisonnières de la production d’eau de fonte.
Cet environnement sous-glaciaire est-il en train de se métamorphoser sous l’effet du changement climatique ? Un point de bascule dangereux est-il proche ? Pour répondre à cette question, s’intéresser à l’histoire glaciaire de notre planète est précieux.
Les leçons du dernier âge glaciaire
Mieux comprendre à grande échelle le fonctionnement du réseau hydrologique nécessite de s’intéresser aux géants de glace, comme l’Antarctique ou le Groenland. Sous la glace, l’eau de fonte érode, transporte, dépose des sédiments, la glace les déforme lorsqu’elle les comprime et les cisaille, façonnant un paysage unique. De nos jours, il se dissimule sous un épais manteau de glace, mais des calottes glaciaires aujourd’hui disparues nous offrent un accès privilégié aux vestiges de cet environnement.
On retrouve de vastes étendues – des dizaines de millions de kilomètres carrés à travers l’Amérique du Nord, la Scandinavie et la Sibérie – dans un état de préservation exceptionnelle, composées d’un labyrinthe de vallées et de buttes sédimentaires façonnées par l’action de la glace et de l’eau.
En analysant l’incroyable diversité de dimensions et de formes arborées par ce relief sédimentaire chaotique, des paléoglaciologues s’efforcent de rassembler les différentes pièces du puzzle pour reconstruire les mécanismes sous-glaciaires qui contrôlaient la dynamique de ces calottes aujourd’hui disparues.
Des campagnes de terrain, l’analyse statistique du relief, le traitement de banques d’images satellites – avec l’aide précieuse de l’intelligence artificielle – et la modélisation sont la boîte à outils moderne du paléoglaciologue. À terme, celle-ci doit permettre d’améliorer les modèles numériques qui décrivent le fonctionnement global (passé, actuel et futur) des calottes de glace. L’enjeu est d’intégrer de façon plus précise les interactions entre la glace, l’eau et les sédiments en période de changement climatique.
L’amélioration de ces modèles pourrait permettre de mieux prédire d’éventuels effets non linéaires – ces fameux « points de bascule » si difficiles à modéliser – dans le comportement des glaciers.
Si l’on considère ou non ces effets non linéaires, les prévisions d’augmentation du niveau marin d’ici à la fin du siècle peuvent varier de plus d’un mètre d’écart. Aller chercher des éléments de réponse dans les archives glaciaires qui se cachent dans les paysages de la planète serait donc précieux pour mieux savoir à quoi s’attendre.
L’avenir de nos glaciers et calottes glaciaires est peut-être inscrit, au moins en partie, dans les vestiges de leurs ancêtres.
Fonte des glaciers : sous la glace, une mécanique invisible mais implacable par Edouard Ravier, Maître de Conférences / Sciences de la Terre, Le Mans Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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