Extrait:
La gouvernance, notion controversée et souvent mal comprise, se voit aujourd’hui accorder une plus grande priorité chez les grands acteurs du développement. Certains donateurs et institutions financières internationales (IFI) travaillent de concert avec des pays émergents afin de lutter contre la corruption et de favoriser l’émergence de la voix citoyenne, l’égalité des sexes et la responsabilité. […]
Mais la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption occupent-elles vraiment un rôle primordial dans le développement? Avec l’explosion des recherches empiriques depuis dix ans et les leçons tirées par chaque pays à partir de ses propres expériences, nous sommes aujourd’hui en mesure de mieux évaluer les effets de la gouvernance sur le développement ainsi que l’efficacité des stratégies d’amélioration (ou au contraire leur inefficacité).
Pourtant, chez les grands acteurs du développement, de nombreuses questions restent en suspens, concernant notamment l’importance de la gouvernance. Le débat sur la capacité des IFI à aider les pays à améliorer leur gouvernance reste également ouvert. Retour sur les grandes idées reçues sur la gouvernance et la corruption.
Idée reçue n°1 : la gouvernance et la lutte contre la corruption ne font qu’un. Faux : la gouvernance peut se définir par les traditions et les institutions à travers lesquelles l’autorité est exercée dans un pays pour le bien de tous. La gouvernance compte trois dimensions :
– politique : le processus de sélection, d’encadrement et de remplacement des autorités ;
– économique : la capacité du gouvernement à bien gérer ses ressources et à mettre en œuvre des politiques adaptées ;
– le respect des institutions : le respect des citoyens et de l’État pour les institutions nationales.
La corruption est en revanche définie de façon plus concise comme « l’abus de fonctions officielles à des fins d’enrichissement privé ».
Idée reçue n°2 : la gouvernance et la corruption ne sont pas mesurables. C’est faux, même s’il y a encore dix ans, il n’existait aucun indicateur permettant de mesurer ou de comparer à l’échelle internationale la gouvernance et la corruption. Mais depuis quelques années, la Banque mondiale et d’autres organisations comme Transparency International (TI) cherchent à y remédier. […]
Si la création d’indicateurs représente un grand pas en avant, le défi reste de taille. Les marges d’erreur ne sont pas négligeables et l’interprétation des résultats doit se faire avec prudence, sans établir de classement précis des pays. Aujourd’hui, ces marges d’erreur ont été réduites, et sont beaucoup moins importantes que celles de n’importe quel indicateur individuel de mesure de la corruption, de la gouvernance ou de l’investissement. Les indicateurs de gouvernance de la Banque mondiale sont désormais utilisés à travers le monde pour surveiller les performances ou évaluer les pays ainsi que dans la recherche en général.
Idée reçue n°3 : l’importance accordée à la gouvernance et à la lutte anticorruption est exagérée. Pas totalement. Avec les progrès des recherches empiriques, de nombreux chercheurs ont analysé les conséquences de la gouvernance sur le développement et ont découvert qu’une bonne gouvernance peut faire gagner des « dividendes de développement » considérables aux pays. Un pays qui passe d’un faible niveau de gouvernance à un niveau moyen peut tripler son revenu par habitant sur le long terme et réduire d’autant la mortalité infantile et l’illettrisme. Cette relative amélioration correspondrait par exemple à une progression dans notre classement « lutte contre la corruption » ramenant la Guinée équatoriale au niveau de l’Ouganda, l’Ouganda à celui de la Lituanie, la Lituanie à celui du Portugal et le Portugal à celui de la Finlande.
La gouvernance a également des conséquences sur la compétitivité d’un pays et la répartition des revenus […]. Le montant des transactions mondiales annuelles concernées par la corruption est estimé à environ mille milliards de dollars. […] En outre, lorsque le niveau de gouvernance est faible, les politiques des autres secteurs sont également affectées.
Idée reçue n°4 : la gouvernance est un luxe que seuls les pays riches peuvent se permettre. Pas du tout. Certains analystes estiment que la gouvernance n’implique pas une hausse des revenus, mais qu’au contraire, des revenus élevés se traduisent automatiquement par une meilleure gouvernance. Nos recherches ne vont pas dans ce sens. Il est faux d’affirmer que des revenus faibles sont à l’origine de la corruption, justifiant ou négligeant de fait la mauvaise gouvernance dans les pays pauvres. En fait, tout porte à croire qu’une meilleure gouvernance induit une croissance économique plus forte. Un certain nombre d’économies émergentes comme les pays baltes, le Botswana, le Chili ou la Slovénie ont démontré qu’il est possible d’avoir de bons niveaux de gouvernance sans pour autant faire partie des pays riches.
Idée reçue n°5 : il faut des décennies pour améliorer la gouvernance. Pas du tout. S’il est vrai que les institutions ne peuvent changer du jour au lendemain, les indicateurs de gouvernance montrent que certains pays ont connu une nette amélioration à court terme. Ce qui tend à infirmer l’idée selon laquelle la gouvernance se détériorerait vite et les améliorations seraient toujours lentes.
Idée reçue n°6 : les agences donatrices peuvent « réserver » et donc protéger leurs fonds dans un environnement (pays ou secteur) très corrompu. Pas vraiment. […] D’après les données recueillies, en l’absence d’une approche systémique de la gouvernance, des libertés civiles, de la primauté du droit et de la lutte contre la corruption, les chances de succès de projets bénéficiant d’une aide financière sont très minces.
Idée reçue n°7 : le seul moyen de lutter contre la corruption, c’est la lutte anticorruption. Ce n’est pas le cas. Cette idée fausse, véhiculée par certains acteurs de la lutte anticorruption et parfois même par la communauté internationale, consiste à affirmer que la corruption doit être combattue grâce à de nombreuses campagnes anticorruption, la création de nouvelles « commissions » ou agences éthiques, de nouveaux projets de lois, des décrets ou des codes de conduites […]. De telles initiatives apportent finalement peu de résultats et sont parfois de simples réactions politiques aux pressions, prenant la place de réformes systémiques fondamentales de la gouvernance.
Idée reçue n°8 : C’est le secteur public qui est responsable de la corruption dans les pays en développement. […] Pas tout à fait. La réalité est beaucoup plus complexe, puisque des intérêts privés très puissants exercent souvent une influence excessive sur les politiques publiques, les institutions et même la législation. […] Il faut être deux pour établir une relation de corruption, et les multinationales sont loin d’être exemptes de toute responsabilité.
Idée reçue n°9 : les pays ne peuvent donc rien faire pour améliorer leur gouvernance. C’est encore faux. […] Il est facile de tomber dans le pessimisme, mais ce serait une erreur. Premièrement, les facteurs historiques et culturels sont tout sauf déterministes […].
Deuxièmement, certaines stratégies sont particulièrement prometteuses […]. Les réformes sur la transparence, [telles que] […] la publication des votes des parlementaires, des projets de loi et des débats parlementaires, ou encore la mise en œuvre effective de lois sur la liberté d’information, permettant à tous un accès facile aux informations officielles, sont particulièrement efficaces.
Idée reçue n°10 : les IFI ne peuvent pas faire grand-chose. […] Il est vrai que certains secteurs ne font pas partie du domaine de compétences des IFI, comme le fait de garantir la tenue d’élections libres et régulières. Mais les IFI peuvent adopter des initiatives en faveur de la transparence, de la liberté d’information, de l’indépendance des médias, de l’égalité des sexes ou encore de programmes participatifs de lutte contre la corruption, menés par chaque pays.
Les défis que le monde d’aujourd’hui doit relever en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption tendent à remettre en question de façon radicale le mode de fonctionnement actuel, qui repose sur le statu quo. Une approche plus audacieuse et une responsabilité collective à l’échelle mondiale sont nécessaires […]. Ce sont les pays eux-mêmes qui doivent ouvrir la voie vers une amélioration de la gouvernance.
Références :
Bellver Ana, et Kaufmann Daniel, 2005, Transparenting Transparency: Initial Empirics and Policy Applications (“Rendre la transparence transparente: applications politiques et empiriques”), Document de travail sur les recherches politiques de la Banque mondiale, (publication prochaine), Washington
http://www.worldbank.org/wbi/governance
Rapport 2005 de la Commission pour l’Afrique, Our Common Interest: Report of the Commission for Africa (“Un intérêt commun: rapport de la Commission pour l’Afrique), Londres
http://www.commissionforafrica.org
Kaufmann Daniel, Kraay Aart et Mastruzzi Massimo, 2005, Governance Matters IV: Governance Indicators for 1996–2004 (“Problèmes de gouvernance IV: indicateurs de gouvernance pour la période 1996 et 2004”), Document de travail sur les recherches politiques de la Banque mondiale 3237, Washington
http://worldbank.org/wbi/governance/pubs/govmatters4.html
Kaufmann Daniel, 2003, Rethinking Governance: Empirical Lessons Challenge Orthodoxy (“Repenser la gouvernance: quand les leçons empiriques défient l’orthodoxie”), Rapport 2002-03 mondial sur la compétitivité, Forum économique mondial, Genève
http://www.worldbank.org/wbi/governance/pubs/rethink_gov.html
Institut de la Banque mondiale, 2002, The Right to Tell: The Role of Mass Media in Economic Development (“Le droit de le dire: le rôle des médias dans le développement économique“), Washington.
http://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/2005/09/basics.htm
Back to Basics—10 Myths About Governance and Corruption
Daniel KAUFMANN
Finance et Développement, Fonds Monétaire International
Volume 42, N°3
Septembre 2005
http://www.imf.org
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