Du fait de leur caractère intrinsèquement qualitatif et spontané, il n’est pas évidemment facile de prendre la mesure des effets de ses démarches volontaires et il est encore plus difficile d’en faire un bilan. Il est certain que l’intériorisation par chacun des objectifs et contraintes du développement durable est essentiel: comment imaginer un monde où le pouvoir de coercition (physique ou économique) serait indispensable en permanence? À ce titre, les démarches éthiques ne peuvent qu’être encouragées, qu’elles soient issues de citoyens ou des entreprises, et même si certaines arrières pensées se cachent derrière les plus belles déclarations d’intention. […] De nombreuses entreprises se déclarent plus vertes aujourd’hui qu’hier, car elles sont soucieuses de leurs réputations et du tort que leur ferait un scandale écologique ou sanitaire. Peu importe: on ne peut condamner un comportement éthique de la part d’un agent économique au motif qu’il est conforme à ses intérêts. Au contraire même: l’enjeu du développement durable aujourd’hui est la conciliation des deux points de vue. Par ailleurs, il est tout aussi certain que les gouvernements ne feront évoluer leurs décisions et leurs arbitrages en faveur du développement durable que sous la pression de leurs électeurs; les initiatives et engagements volontaires sont donc des précédents qui peuvent faire tâche d’huile, puis inspirer une politique plus large. Quand la banque HSBC, l’une des plus grandes banques au monde, réalise un vaste bilan des émissions de gaz à effet de serre qu’elle engendre, directement ou indirectement, et investit des millions de dollars pour les réduire, elle « donne l’exemple ». […] On peut même penser que les mécanismes bien connus d’émulation et de rivalités mimétique jouent un rôle significatif dans la mutation en cours. À ce titre, les effets de mode seront importants: quand il sera plus « tendance » de rouler dans la voiture qui produit le moins de gaz à effet de serre et complètement « ringard » de rouler dans un gros 4×4, une partie du chemin sera accomplie (même si, sur un plan objectif, il s’en faudra encore de beaucoup). Enfin « l’engagement citoyen » suscité par des campagnes publiques ou privées est une bonne manière de prendre conscience des questions d’environnement par les actes.
Néanmoins, il est plus que douteux que la convergence entre les intérêts privés et l’intérêt général se fasse spontanément. Si c’était le cas, il suffirait de laisser faire le marché pour que la RSE se généralise. Devenant gagnant sur tous les tableaux, ce modèle s’imposerait: qui refuserait un « supplément d’âme » qui rapporte au moins autant qu’un comportement uniquement intéressé? La plupart des économistes restent sceptiques; à leurs yeux, les mécanismes volontaires ne peuvent avoir que des effets d’ampleur limitée pour plusieurs raisons.
Les agents économiques, ménages ou entreprises, même engagées, n’ont à titre individuel et même associatif qu’une connaissance limitée des questions environnementales. Ils ont en général des préférences marquées pour tel ou tel problème sur lequel ils sont actifs, mais peuvent être insensibles à tel ou tel autre problème. L’exemple des déchets est typique: un citoyen « exemplaire » va être attentif aux déchets banals et pourra être négligent sur les piles ou sur les déchets liés aux produits électroniques. Or les déchets toxiques posent un problème probablement plus sérieux que les déchets banals. Les citoyens ne peuvent connaître les conséquences collectives de leurs actes individuels et encore moins les priorités d’infléchissement de tel ou tel comportement dont l’agrégation est dangereuse, voire létale, pour l’humanité: il est donc nécessaire qu’une autorité leur en fasse prendre conscience. Les scientifiques, notamment grâce aux initiatives relatives au climat et à la biodiversité, exercent un magistère sur l’information mais n’ont aucune légitimité pour influer sur les comportements; c’est donc bien le rôle de politiques de le faire.
Les engagements volontaires se heurtent surtout au conflit inévitable entre intérêt général et intérêt particulier. Une entreprise peut se montrer « vertueuse » si ce n’est pas incompatible avec le niveau de performance financière attendu et surtout avec sa survie économique. Ce problème est évidemment majeur aujourd’hui du fait de l’intensité de la compétition internationale qui interdit littéralement à toute entreprise de perdre inutilement des marges de manœuvre en « distrayant » des ressources « non créatrices de valeur ». De la même manière, un particulier devra parfois faire des choix contraires à ses convictions et à ses engagements parce que le coût du respect de ces engagements pour lui ou pour ses proches est trop élevé […].
D’une manière plus abstraite, l’information « prix » est, pour un produit donné, connue de tous les consommateurs de ce produit, ce qui n’est pas le cas de la majorité des autres informations, notamment de nature éthique, qui permettraient de faire un choix éclairé; il est donc essentiel que le prix soit porteur des valeurs de la société, car c’est la seule donnée qui soit répandue exhaustivement.
Enfin, la responsabilité sociale et environnementale en est encore à ses balbutiements et, malgré une croissance assez forte, l’Investissement Socialement Responsable (ISR) reste de taille modeste dans le monde financier. On a vu qu’il n’était pas possible d’affirmer qu’un comportement RSE conduisait à une meilleure performance financière ni que les ISR étaient plus performants que les autres. Ces modèles ne s’imposeront donc pas spontanément dans un délai court. Or la « planète brûle » et les échéances se rapprochent.
Il appartient donc clairement à la puissance publique (locale, régionale, nationale et internationale) de développer les mécanismes et incitations économiques qui permettent de mieux aligner les intérêts individuels sur l’intérêt général. C’est de la synergie entre les instruments publics et les initiatives privées qu’il faut attendre le succès du développement durable.
Avril 2006
P 108-110 « Portée et limite des démarches volontaires »
Éditions du Village mondial
Cet article est publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
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