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Azote : cure de désintoxication indispensable

Au cours du siècle dernier, l’utilisation intensive des engrais chimiques a saturé d’azote les sols et les cours d’eau de la planète. Aujourd’hui, les chercheurs tirent la sonnette d’alarme : nous devons procéder rapidement à une véritable révolution de nos méthodes agricoles et réduire les quantités d’azote que nous rejetons dans les écosystèmes planétaires.

Il y a un siècle de cela, un simple brevet a suffi à changer le monde et aujourd’hui, Homo sapiens et la planète qui tombe sous son joug sont devenus dépendants : ils ne peuvent plus se passer d’azote. C’est comme une drogue qu’on injecterait dans les écosystèmes de la terre et qui affecterait chaque cellule et chaque pore, y compris ceux des êtres humains.

En 1908, le chimiste allemand Fritz Haber découvrit comment synthétiser l’ammoniac à partir de l’azote de l’air. Grâce à ce procédé, une source d’engrais azotés bon marché était née, ce qui libérait les hommes de leur dépendance à l’égard des sources naturelles, qu’elles aient été biologiques ou géologiques. Ces engrais azotés permirent de battre en brèche les prédictions que Paul Ehrlich et d’autres avaient faites au milieu du siècle au sujet d’une possible famine mondiale. Aujourd’hui, grâce aux engrais chimiques, on peut nourrir pas loin de trois milliards de personnes.

Mais les répercussions sur l’environnement des quantités colossales d’azotes qui sont déversées sur nos écosystèmes sont de plus en plus fortes. Et si nous avons appris à redouter le dioxyde de carbone et les changements climatiques qu’il engendre, il se pourrait bien que dans un futur proche, nous ayons à craindre davantage encore les dégâts causés par l’azote.

Selon une étude internationale particulièrement importante publiée dans la revue Nature, en septembre, le cycle de l’azote constitue l’une des trois « frontières planétaires » à ce point perturbées par les activités humaines que l’habitabilité future de la Terre s’en trouve menacée. D’après l’enquête de Johan Rockstrom, de l’Institut de l’Environnement de Stockholm, et de 27 autres climatologues, les deux autres frontières sont le changement climatique et la perte de biodiversité.

De tous les éléments ou presque, l’azote est celui qui touche le plus les mécanismes régulateurs de la biosphère, selon James Galloway, de l’université de Virginie. Il ajoute : « Si on suit le scénario le moins optimiste, nous allons évoluer vers une planète saturée en azote, une biodiversité polluée et réduite, des risques accrus pour la santé humaine et un équilibre des gaz à effet de serre encore plus perturbé. »

Le problème est que nous gaspillons la majeure partie de cet engrais chimique mis au point par Haber. Sur les 80 millions de tonnes d’engrais répandues dans les champs chaque année, seuls 17 millions atteignent effectivement les cultures alimentaires. Le reste disparaît purement et simplement. Cela vient d’un certain gaspillage dans leur utilisation, mais c’est aussi dû au fait que les cultures issues de la révolution verte et conçues pour se développer grâce aux engrais azotés gaspillent elles aussi ces substances. Dans le monde, l’efficacité de l’azote sur les céréales est ainsi passée de 80 % en 1960 à seulement 30 % aujourd’hui.

On trouve de l’azote artificiel dans les eaux de drainage de presque tous les champs du monde. Il est aussi constitutif de l’eau que le dioxyde de carbone d’origine humaine l’est de l’air. Il s’accumule partout dans les cours d’eau et les nappes phréatiques, qui suffoquent alors à cause des algues, ce qui rend ces réserves d’eau impropres à la consommation sauf au prix d’un coûteux assainissement.

L’essentiel des engrais azotés fabriqués par l’homme ont été appliqués au cours du dernier quart de siècle. Or, la nature possède une certaine aptitude à compenser cette utilisation de l’azote en le transformant en un gaz inerte grâce à un processus appelé dénitrification. Mais l’année dernière, Patrick Mulholland, du Oak Ridge National Laboratory, dans le Tennessee, a annoncé que le système ne pouvait plus faire face. De nombreux cours d’eau aux États-Unis sont désormais tellement saturés en azote qu’ils n’arrivent plus à dénitrifier la pollution.

Ce trop-plein d’azote finit le plus souvent dans les océans où il entraîne la disparition d’écosystèmes entiers. Il est responsable d’un nombre croissant de « zones mortes » privées d’oxygène, d’après Patrick Mulholland.

Mais au fait, pourquoi les engrais sont-ils dangereux ? Parce qu’ils contiennent trop de bonnes choses. En suralimentant l’eau, ils entraînent la prolifération d’algues et d’autre biomasse qui absorbent tout l’oxygène et provoquent l’effondrement de l’écosystème. Partout dans le monde, des zones côtières, des criques et des estuaires succombent aux engrais.

Selon une étude publiée cette année, l’efflorescence algale entraîne le rejet au fond des océans d’une neurotoxine, l’acide domoïque, qui y reste plusieurs semaines. « Les premiers signes de présence de cet acide se traduisent par des oiseaux qui se lavent sur le rivage ou bien des phoques qui se comportent bizarrement et qui ont des mouvement convulsifs comme s’ils avaient bu », déclare Claudia Benitez-Nelson, de l’université de Caroline du Sud.

Les engrais présents dans les fleuves Missouri et Mississippi sont également responsables d’une « zone morte » dans le golfe du Mexique. Sur environ 20 000 km² d’océan s’est formée une couche sans oxygène ni poissons du fait de l’azote.

Pour Robert Diaz, du Virginia Institute of Marine Science, à Gloucester Point, le nombre des zones mortes « augmente de façon exponentielle depuis les années 60 ». Il en a ainsi dénombré plus de 400 dans une étude publiée l’année dernière par la revue Science. Elles couvrent à présent une surface de 250 000 km² et se situent généralement là où les cours d’eau déversent de grandes quantités d’engrais et d’eaux usées dans des zones relativement fermées.

On trouve ainsi des zones mortes dans les eaux qui séparent le Japon et la Corée du Sud ; dans la mer Noire, où une invasion de méduses a éliminé la plupart des espèces indigènes dans les années 80 ; au large des plages touristiques du nord de l’Adriatique ; dans la baie de Chesapeake et dans les eaux océaniques au large de l’Oregon ; dans la mer Baltique, enfin, qui est semi-fermée et abrite la plus grande zone morte du monde.

L’azote est une substance nutritive indispensable à la terre et essentielle pour les cultures. Les sols recyclent l’azote des déchets organiques, y compris celui des déjections animales. Avant la découverte de Haber, le seul moyen d’augmenter la quantité d’azote atmosphérique dans la terre était de le faire capturer par les bactéries présentes dans un petit nombre de végétaux fixant l’azote, parmi lesquels certaines légumineuses comme le trèfle ou les haricots.

Au XIXe siècle, certains pays densément peuplés comme l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont amélioré la fertilité de leurs terres en important de l’azote sous forme de guano depuis les îles du Pacifique appartenant au Pérou ou du salpêtre du Chili. L’azote géologique était alors une ressource géopolitique aussi importante que le pétrole de nos jours.

Des appels ont ensuite été lancés en direction des scientifiques pour qu’ils travaillent à la fabrication d’azote sous une forme que les plantes puissent absorber. C’est ainsi qu’Haber l’a emporté en déposant son brevet de synthèse de l’ammoniac, une molécule composée d’atomes d’azote et d’hydrogène, à partir de l’azote gazeux inerte qui constitue 70 % de l’air.

L’ammoniac pouvait dès lors être transformé en un engrais chimique et utilisé dans les champs du monde entier aussi facilement que le fumier. L’industriel allemand Carl Bosch ouvrit d’ailleurs la première usine près de Ludwigshafen en 1913. Cela tombait à point nommé pour l’Allemagne. En effet, durant la Première guerre mondiale, le pays ne put importer de guano d’Amérique du Sud à cause du blocus opéré par la marine britannique et ses habitants seraient rapidement morts de faim si le procédé Haber-Bosch n’avait pas existé.

En dehors de l’Europe, peu de pays ont opté dès le départ pour les engrais chimiques afin d’augmenter leur production. En effet, il était en général moins coûteux et plus facile d’accroître les surfaces cultivées en drainant des marais, en labourant des prairies ou en rasant des forêts. Mais dans les années 60, la population mondiale s’est mise à monter en flèche, si bien que la production d’engrais a décollé et que les phytogénéticiens ont mis au point de nouveaux types de cultures à haut rendement qui réagissaient davantage à l’azote. Au cours de cette « révolution verte », entre les années 60 et les années 80, la production mondiale d’engrais azotés a été multipliée par huit.

Aujourd’hui, les engrais chimiques représentent la moitié ou presque des 175 millions de tonnes d’azote utilisées chaque année sur les terres agricoles du monde entier. Cela a permis de faire passer la « capacité de charge » des sols de la planète de 1,9 personne par hectare de terre cultivée à 4,3, et même à 10 en Chine, qui utilise deux fois plus d’engrais que l’Europe.

Tout cela entraîne un profond changement dans la biochimie de la vie sur terre et dans nos corps à nous. Car aujourd’hui, une grande partie de l’azote que nous renfermons n’est pas d’origine biologique ; il provient de gigantesques usines chimiques. Nous sommes à proprement parler constitués à parts égales de substances artificielles et naturelles. Pour Vaclav Smil, éminent chercheur canadien spécialisé dans les produits alimentaires et l’environnement à l’université du Manitoba, l’utilisation de l’azote est « une vaste et dangereuse expérience ».

A côté des engrais, nous rejetons également de l’azote dans la nature en brûlant des combustibles fossiles. Les centrales émettent des oxydes d’azote qui provoquent des pluies acides, ce fléau environnemental qui s’est abattu sur les pays industrialisés dans les années 80 et 90. Ces oxydes d’azote sont aussi de puissants gaz à effet de serre qui contribuent au réchauffement climatique et qui montent jusqu’à la stratosphère où ils s’ajoutent aux composés chlorés et bromés pour détruire la couche d’ozone.

« La plupart des zones de forte biodiversité renferment de l’azote à des niveaux nocifs pour de nombreuses espèces », affirme Gareth Phoenix, de l’université de Sheffield, en Angleterre. Et pourtant, le problème n’a jamais été traité par la Convention des Nations unies sur la diversité biologique.

Dans les régions tempérées, la présence d’azote entraîne la transformation des landes en prairies et ces dernières perdent en général un quart de leur biodiversité. Et dans les écosystèmes saturés d’azote, les espèces allochtones agressives l’emportent sur la plupart des espèces indigènes. Cela fait donc de l’azote l’allié des espèces invasives à travers le monde.

Et les prévisions ne sont pas bonnes. Les chercheurs qui ont écrit l’article de Nature sur les frontières planétaires préconisaient de réduire de trois quarts les rejets d’azote d’origine humaine dans l’environnement pour les ramener à 35 millions de tonnes. Mais sur la base des tendances actuelles, on estime que l’utilisation mondiale d’azote dans les cultures va doubler pour atteindre 220 millions de tonnes d’ici 2050. Ce qui fait plus de six fois le seuil acceptable.

Nous courons le risque qu’il finisse par y avoir trop d’azote et que la nature ne puisse plus le traiter et le renvoyer dans l’atmosphère. Nous nous retrouverions alors sur une planète saturée où l’azote contribuerait en premier lieu au réchauffement climatique, acidifierait l’air, détruirait la couche d’ozone, réduirait la biodiversité et tuerait toute vie dans les océans.

Que pouvons-nous faire ? Pour atteindre l’objectif fixé par l’étude de Nature, il va nous falloir procéder, dans l’agriculture mondiale, à des transformations aussi radicales que celles qui sont nécessaires dans le secteur énergétique pour atteindre les objectifs en matière de réduction des gaz à effet de serre. Selon Vaclav Smil, il faut de toute urgence faire pousser des cultures qui soient beaucoup plus performantes dans l’absorption de l’azote et mettre au point des systèmes agricoles ayant une bien meilleure gestion de ce gaz.

Fort heureusement, la marge de manoeuvre est énorme. Ainsi, en Chine, où l’utilisation de l’azote dans les champs compte parmi les plus intensives du monde, l’étude d’un groupe de chercheurs dirigé par Wilfried Winiwarter et Tatiana Ermolieva, de l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués, a montré qu’une meilleure gestion de l’azote sur le lieu de l’exploitation agricole pourrait réduire de 25 % les émissions de protoxyde d’azote dans l’environnement sans porter atteinte à la production agricole.

Selon James Galloway, on peut également faire baisser la quantité d’azote dans l’environnement en réduisant les émissions issues de l’utilisation des combustibles fossiles, ce qui pourrait être une conséquence indirecte de la lutte contre le changement climatique. Et grâce à un meilleur traitement des eaux usées dans les villes, les nitrates qui se retrouvent habituellement dans nos estomacs pourraient être transformés en azote gazeux inoffensif.

S’il est un phénomène emblématique de l’impact grandissant des êtres humains sur les mécanismes régulateurs de la biosphère, c’est bien notre perturbation du cycle de l’azote. Des solutions existent, mais pour l’instant, nous sommes encore accros. Comme le dit Vaclav Smil : « Il aura fallu moins d’un siècle à l’humanité pour développer une profonde dépendance chimique. »

Azote : cure de désintoxication indispensable

par Fred Pearce

reproduit à partir de Yale360

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