Le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022 a bouleversé le secteur de l’énergie, notamment en Europe. Trois années plus tard, le conflit se poursuit, GoodPlanet Mag’ est allé interroger Matthieu Auzanneau, spécialiste des énergies et directeur du Shift Project pour revenir sur l’impact de la guerre en Ukraine sur la question énergétique et climatique.
Comment la guerre en Ukraine a-t-elle changé la géopolitique de l’énergie ?
Pour l’Europe, le conflit a tout changé. L’industrie européenne est en récession depuis plusieurs mois. Cela est dû au prix du gaz qui fixe le prix de l’électricité. L’énergie est devenue plus chère en Europe suite à l’invasion de l’Ukraine, ce qui représente un péril majeur pour nos industries.
« La guerre en Ukraine n’a pas accru l’ambition de l’Europe en termes de sources d’énergies bas carbone. »
Je dirais même qu’il s’agit d’un péril existentiel pour l’économie européenne. Miser sur le gaz naturel a été un choix très structurant pour l’industrie allemande et de tout le continent plus généralement.
Que voulez-vous dire par là ?
L’Europe a beaucoup misé sur le gaz naturel aussi bien pour la production d’électricité que pour les processus industriels au tournant des années 2010. L’objectif était de sortir du charbon, voire du nucléaire, mais aussi de prendre le relais du solaire et de l’éolien quand cela est nécessaire en l’absence de soleil ou de vent.
« Ce pari était irresponsable »
Ce pari était irresponsable parce qu’il a été fait au moment de la catastrophe de Fukushima. Il a aussi été décidé alors que la production de gaz naturel en Mer du Nord, notre source locale d’approvisionnement pour l’Europe de l’Ouest, était en cours de tarissement. En effet, elle décline inexorablement depuis 2004. Donc, en 2014, au moment de l’invasion de la Crimée par la Russie, on avait déjà une production domestique en déclin et une demande qui était amenée à croître fortement. Pour combler cet écart, l’Europe comptait principalement sur le gaz de monsieur Poutine. À quel moment nous sommes-nous dit que tout allait bien se passer ?
Un extrait vidéo de cet entretien avec Matthieu Auzanneau
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Quelles ont été les répercussions de ce choix ?
Entre 2014 et 2021, la consommation européenne de gaz naturel a augmenté de 20 %. Je pense qu’un certain nombre de personnes au Kremlin ont vu dans le tarissement des gisements de la Mer du Nord, un phénomène géophysique naturel, l’opportunité tactique d’appuyer très fort sur la carotide de l’économie européenne.
« L’opportunité tactique d’appuyer très fort sur la carotide de l’économie européenne. »
Le Shift a fait une étude sur la sécurité des approvisionnements gaziers futurs. En cas de retour ou non à la normale avec la Russie, l’Union européenne sera dans une situation structurelle de déficit de compétitivité sur le prix de l’énergie. En effet, il faut compenser une partie du gaz naturel russe par du gaz naturel liquéfié (GNL) venu des États-Unis ou du Qatar.
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Quels enseignements tirer pour les politiques énergétiques présentes et à venir ?
Nous considérons que le tarissement des sources majeures de pétrole et de gaz est une seconde excellente raison, en plus des objectifs climatiques, de s’organiser afin de se passer des énergies fossiles. Les gisements pétroliers et gaziers en Mer du Nord sont un cas d’école. Leur exploitation a été démarrée dans les années 1970 à la suite des chocs pétroliers. A l’époque, on savait pourtant déjà qu’ils allaient s’épuiser dans les années 2000.
« Le tarissement des sources majeures de pétrole et de gaz est une seconde excellente raison, en plus des objectifs climatiques, de s’organiser afin de se passer des énergies fossiles »
Le conflit a-t-il permis aux Européens, qui ont dû revoir leurs importations énergétiques et subi l’inflation, d’accélérer sur la réduction de la dépendance au pétrole et au gaz ?
La guerre en Ukraine n’a pas accru l’ambition de l’Europe en termes de sources d’énergies bas carbone. Elle reste encore en mode panique pour s’approvisionner correctement en gaz. L’Europe continue à en consommer et à en importer beaucoup, sous forme de GNL venu des États-Unis ou du Qatar. Cependant, la demande se réduit en Europe pour deux raisons. D’une part, le ralentissement industriel, notamment celui de la chimie. D’autre part, une baisse de la demande des ménages qui se chauffent moins. Néanmoins, l’industrie européenne continue à être tributaire des hydrocarbures. Ironie de l’Histoire, l’an dernier, en France, le secteur qui a le plus réduit ses émissions de gaz à effet de serre (GES) est l’industrie. Ce n’est pas le résultat de choix d’investissements dans des « process » décarbonés, mais le résultat d’une réduction de la production qui témoigne d’une récession. La diminution des gaz à effet de serre est donc subie plus que choisie pour l’industrie française.
« Assurer la souveraineté économique européenne et décarboner, c’est la même chose »
La lucidité voudrait qu’on soit audacieux. Finalement, assurer la souveraineté économique européenne et décarboner, c’est la même chose. Pris entre Poutine, Trump et les monarchies arabes, on se rend compte qu’assurer notre pérennité, signifie compter sur nos propres sources d’énergies. Or, celles-ci, hormis le charbon allemand, sont essentiellement décarbonées. Par exemple, les renouvelables, l’hydroélectrique, le nucléaire et les énergies issues de la photosynthèse, c’est-à-dire la biomasse. Même si nous sommes très bons pour les développer, il est peu probable qu’elles permettent de compenser ce que nous allons perdre. De gré, avec la lutte contre le changement climatique, ou de force, en raison de la contrainte des approvisionnements étrangers. Pour relever un tel défi, il faut donc faire entrer dans l’équation l’efficacité énergétique et la sobriété.
Comment la Russie peut-elle encore continuer à exporter son pétrole et son gaz grâce à des États intermédiaires ? Quel est leur rôle ?
Tant que le fumeur aura envie de fumer, le buraliste fera des affaires. Avant-guerre, le pétrole russe représentait un tiers des approvisionnements en Europe. Ce pétrole n’a pas disparu. Cet or noir est, si j’ose dire, « blanchi » par les raffineurs, notamment Indiens, pour être réexporté sur l’ensemble du marché mondial, y compris en Europe.
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Pour le gaz, l’évolution est subie plus que construite. On continue aujourd’hui d’importer directement beaucoup de gaz venu de Russie. En 2024, sa consommation a atteint un niveau record depuis l’invasion. Le Financial Times a montré que des navires méthaniers russes transportant ce gaz étaient réparés sur des chantiers européens, notamment à Brest.
Pour revenir au mix énergétique mondial, les énergies renouvelables s’ajoutent plus aux énergies fossiles qu’elles ne s’y substituent. La recherche d’efficacité énergétique et la mobilité électrique peuvent-ils jouer un rôle dans la transition ?
Ce sont des évolutions incertaines. L’essor de la mobilité électrique concerne avant tout l’Europe et la Chine. En Chine, l’essor de la voiture électrique revient à prendre un virage à 180 degrés après 20 ans de croissance sans précédent de la consommation de pétrole et de gaz. Est-ce que cette consommation va redescendre dans les années à venir au même rythme que l’électrification du parc ? Cela reste à voir. Aux États-Unis et en Europe, la pénétration du véhicule électrique est balbutiante, précaire et donc encore incertaine. La planète a toujours besoin d’énergie et il faut avoir en tête que les énergies fossiles sont les énergies les plus faciles à mobiliser à de gros volumes de production. La demande mondiale en pétrole n’a jamais été aussi élevée, elle est tirée au niveau planétaire par la démographie, avec l’augmentation de la population en Afrique, et par la croissance économique en Asie. Croissance économique et besoins en énergies fossiles, en particulier du pétrole, sont depuis longtemps les deux facettes du même réalité. Accroître la puissance économique nécessite des ressources énergétiques supplémentaires. C’est aussi vrai qu’un watt égale un joule par seconde.
La France face à la crise énergétique
Où en est la France de l’adaptation de ses politiques énergétiques ? Sachant que le pays a dû faire face à la fois aux répercussions du conflit et à l’arrêt partiel de son parc de centrales nucléaires ?
« En France, les deux tiers de l’énergie qu’on consomme sont autre chose que de l’électricité et pour l’essentiel du pétrole et du gaz. »
C’est l’heure de vérité. Nous avons maintenant dépassé les discordes opposant le nucléaire aux énergies renouvelables. Mais celles-ci ont longtemps empêché la France d’avoir une direction claire. Depuis les travaux de RTE il y a 3 ans, le débat s’est largement pacifié. Il y a toujours des divergences très fortes sur le nucléaire qui se justifient très bien. Néanmoins, il existe quand même un « reality check » qui fait que beaucoup de gens, fussent-ils antinucléaires, admettent qu’il sera très difficile pour la France, telle qu’elle est organisée aujourd’hui sur le plan énergétique, de se passer des énergies fossiles et du nucléaire en même temps.
« La sobriété n’a pas disparu. »
Il faut rappeler qu’en France, les deux tiers de l’énergie qu’on consomme sont autre chose que de l’électricité et pour l’essentiel du pétrole et du gaz. Donc limiter le débat sur le mix énergétique à l’électricité revient à faire l’impasse sur les deux tiers de la question posée.
Au plus fort de la crise, il y a trois ans, faute de moyens pour opérer rapidement une bascule des infrastructures énergétiques, la sobriété était devenue la solution… En 2025, on n’en entend presque plus parler. Qu’est-elle devenue ? A-t-elle une place dans la réduction de l’empreinte énergétique et climatique ?
Je ne suis pas d’accord, la sobriété n’a pas disparu. Avec NégatWatt, l’ADEME et le Shift Project viennent de sortir début février le site Internet Comprendre les scénarios de transition 2050. Nous y présentons les tenants et les aboutissants de nos différents scénarios énergétiques. Ils sont chacun plus ou moins pro-renouvelables et pronucléaires. Anti-nucléaire pour Négawatt et pronucléaire pour le Shift.
« La sobriété est essentielle pour faire face au défi climatique et pour assurer la pérennité de notre souveraineté économique c’est-à-dire aussi politique et démocratique. »
Qu’ont-ils en commun ? Qu’en est-il de la sobriété ?
Tous les scénarios, y compris ceux des industriels, se rejoignent sur une conclusion. Nous avons besoin de développer toutes les sources d’électricité bas carbone, de recourir et d’organiser au maximum tous les leviers de l’efficacité, par exemple les moteurs électriques, plus efficaces que les moteurs thermiques. Mais nous avons également besoin d’atteindre la sobriété. Elle est le dernier maillon de la chaîne parce qu’elle est plus difficile à appréhender politiquement. On parle ici de « sobriété systémique », il s’agit de reconfigurer l’organisation d’une économie (alimentation, production, transport…) afin qu’elle soit aussi sobre que possible en énergies bas carbone. Cette ambition a été définie par le gouvernement, pas seulement pour passer et poursuivie après la période la plus tendue de la crise énergétique née de la guerre en Ukraine. Il y a pour l’État la notion de disposer d’un système socio-économique aussi sobre que possible car c’est un maillon indispensable à toute politique de décarbonation qui se respecte. En effet, il s’avère très peu probable qu’avec des sources d’énergies bas carbone on sache maintenir la consommation énergétique d’un pays comme la France au même niveau. Cela ne veut pas dire qu’il faut se rationner, mais qu’il existe de nombreuses manières de s’organiser afin d’aller chercher beaucoup d’efficacité et de sobriété structurelles, systémiques et organisationnelles.
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« Disposer d’un système socio-économique aussi sobre que possible est un maillon indispensable à toute politique de décarbonation qui se respecte »
Pourquoi a-t-on alors l’impression qu’en dépit d’un accord sur sa nécessité, la sobriété peine encore à voir le jour ?
Le problème est que, même s’il existe une grande convergence intellectuelle sur le sujet de la sobriété, il va falloir l’organiser politiquement, sinon on renonce à toute rationalité sur les sujets énergétiques. Maintenant, la situation politique n’est pas propice à passer du constat intellectuel à une mise en œuvre opérationnelle de la sobriété. Or, l’Europe s’embourbe dans un marécage économique issu de la dépendance aux hydrocarbures. De plus, subir les premiers effets du réchauffement climatique ne suffit manifestement pas à enclencher une action politique à la hauteur des enjeux. Car, la sobriété est essentielle pour faire face au défi climatique et pour assurer la pérennité de notre souveraineté économique, c’est-à-dire aussi politique et démocratique.
« La sobriété est le dernier maillon de la chaîne parce qu’elle est plus difficile à appréhender politiquement »
Une période trouble durant laquelle les choix énergétiques seront plus que jamais déterminants pour le futur de nos sociétés
Avec les actualités récentes, dont l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et les échecs successifs des négociations internationales sur le climat, les questions climatique et énergétique semblent avoir disparu. Allons-nous vers un nouvel âge d’or des énergies fossiles ?
Toute l’inertie du système énergétique mondial nous conduit dans un marécage économique avec toutes les conséquences tragiques qu’on commence à entrapercevoir. Non seulement pour le climat, mais aussi en termes géopolitiques.
« L’Europe ne s’est pas dotée des armes géopolitiques dont dispose aujourd’hui la Chine pour assurer la pérennité des approvisionnements énergétiques. »
L’Europe est probablement la zone économique avancée la plus menacée. Elle tergiverse à tirer les conséquences de l’épuisement des réserves d’hydrocarbures de la Mer du Nord. L’Europe est dos au mur, en raison du climat, mais également parce qu’elle est, avec la Chine, le premier importateur de pétrole et de gaz. Pourtant, l’Europe ne s’est pas dotée des armes géopolitiques dont dispose aujourd’hui la Chine pour assurer la pérennité des approvisionnements énergétiques. Or, les réserves africaines sont déjà en déclin et la prochaine grande région qui sera concernée, tôt ou tard, est la Russie.
Le déficit commercial de la France est à peu près égal aux importations d’énergie. Chaque année, ce sont des dizaines de milliards d’euros qu’on sort alors qu’ils pourraient contribuer à décarboner nos approvisionnements en énergie et donc servir à récupérer de la souveraineté économique en réduisant notre dépendance à d’autres pays.
Que pensez-vous du traitement médiatique et politique de la question énergétique et climatique en France actuellement ?
Dans ce domaine, on progresse, mais on part de loin. Je suis ancien journaliste, j’ai arrêté dans les années 2000 faute de bande passante dans les rédactions concernant ces sujets-là. On constate des efforts de formation dans ce domaine. Les journalistes partagent avec les politiques une culture scientifique et technique plutôt faible. Pour bien saisir les enjeux de la décarbonation, il est nécessaire de se former un minimum. Car, les enjeux énergétiques et climatiques, ne sont pas seulement les petits oiseaux, ils sont importants pour comprendre l’avenir du projet politique qu’est l’Union européenne.
« Les journalistes partagent avec les politiques une culture scientifique et technique plutôt faible. »
Aujourd’hui, cette zone économique n’est pas maitresse de son destin parce qu’elle importe trop de pétrole, de pays pas nécessairement sympathiques.
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J’espère que les journalistes réaliseront la vulnérabilité dans laquelle se trouve le projet européen.
Avez-vous un dernier mot ?
Je pense que seule la rationalité peut nous sauver. Je pense également que nous avons face à nous des contre-modèles. Ils devraient nous rappeler ce qui constitue le socle du projet européen : la Raison. Elle a du sens sur ces enjeux énergétiques et écologiques, et devrait nous porter vers un avenir capable de nous extraire de ce marécage d’hydrocarbures dans lequel nous nous embourbons inexorablement.
Propos recueillis par Julien Leprovost avec Audrey Bonn
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Pour aller plus loin
Le site Internet du Shift Project
Comprendre les scénarios de transition 2050
À lire aussi sur GoodPlanet Mag’
Les émissions de méthane au plus haut
2 commentaires
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Balendard
Afin d’éviter une débâcle climatique le responsable des Lutins thermiques est convaincu que l’Europe pourrait assurer sa souveraineté économique en utilisant des chaînes énergétiques telles que le solaire et l’éolien mieux adaptées que la combustion du pétrole et le nucléaire pour
assurer ses besoins en électricité. Et ceci grâce au capacité de stockage de cette forme d’énergie par le carbone et les batteries afin d’éviter les coupures de courant.
Voir à ce sujet le site
https://www.infoenergie.eu/riv+ener/LT.htm
Balendard
Les Lutins thermiques sont comme frère et sœur avec les associations. Ils ont d’établi voilà une dizaine d’années que la croissance est un leurre
https://www.infoenergie.eu/riv+ener/LCU_fichiers/LT-croissance.htm