En 20 ans, le bilan carbone s’est imposé pour le suivi des émissions sans parvenir à impulser la transformation des entreprises

bilan carbone 20 ans

Stockage de pelleteuses dans le port de Yokohama, Kanagawa, île de Honshū, Japon (35°28'12.29""N - 139°39'9.95""E) ©Yann Artus-Bertrand

En l’espace de deux décennies l’expression « bilan carbone » est entrée non seulement dans le vocabulaire de l’entreprise mais aussi dans le langage courant. Tout le monde, ou presque, sait désormais que faire un bilan carbone consiste à mesurer les émissions de gaz à effet de serre d’une activité ou d’une entreprise pour ensuite essayer de les diminuer. C’est devenu un poncif de l’écologie qui témoigne de la connaissance des enjeux liés au climat et à l’énergie.

Pourtant, le succès du bilan carbone n’allait pas de soi puisqu’il n’existait même pas en l’an 2000. Il a fêté en 2024 ses 20 ans et à cette occasion l’Association pour la transition Bas Carbone (ABC) a organisé une journée d’échanges avec les experts français du sujet le lundi 10 mars 2025 à Paris. Éclairage sur le bilan carbone et en quoi cet outil, certes imparfait, est un levier de la transition.

En 2023, pas moins de 8000 bilans gaz à effet de serre ont été réalisés en France. Près des deux tiers (64 %) étaient des bilans carbone, selon les données de l’Association pour la Transition Bas Carbone (ABC). Elle, anciennement Association Bilan Carbone, élabore et déploie le Bilan Carbone en France qui lui a été confié par l’ADEME en 2011. Le bilan carbone désigne de façon générale le fait de mesurer ses gaz à effet de serre tandis que le Bilan Carbonecorrespond à une méthodologie précise justement mise au point par l’ADEME. L’ABC regroupe des experts et praticiens, tels que des entreprises, institutions, associations et bureaux d’études, engagés dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre et dans la décarbonation des organisations.

L’économiste du climat et présidente de l’ABC, Anna Creti défend le vingtenaire : « cet instrument pour la transition montre à quel point il est difficile d’avoir un outil de mesure fiable. Même 20 ans après la création du bilan carbone, il faut encore l’affiner. Compter le CO2 et les scopes reste compliqué car cela fait partie de notre quotidien. Mais cela a aussi besoin d’être suivi. C’est important pour la décarbonation ».

Il était une fois le bilan carbone

Le bilan carbone a vu le jour aux prémices de l’action climatique internationale. Le protocole de Kyoto venait d’être signé en 1997 et fixait aux pays industrialisés les premiers objectifs de limitation de leurs émissions de gaz à effet de serre. Deux ans plus tard, le contexte semble favorable lorsqu’un certain Jean-Marc Jancovici arrive avec l’idée de développer « un outil qui permettrait de regarder la vulnérabilité et les impacts climatiques des activités économiques. Pas grand monde le suivait là-dessus, et on peut même dire qu’il s’est fait jeter de partout », se remémore Romain Poivet, ancien chargé de projet Climat à l’ADEME (l’agence de la transition écologique).  On suggère à Jean-Marc Jancovici d’aller voir l’ADEME pour y trouver du financement et l’expertise. Romain Poivet ajoute que son prédécesseur à l’ADEME « Jean-Pierre Tabet est le premier à avoir cru en ce sujet-là et il a financé la création de la méthodologie ». En 1999, Jean-Marc Jancovici et Jean-Pierre Tabet, ancien expert climat de l’ADEME (qui s’appelait encore à l’époque Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) commencent alors à élaborer la méthodologie. Il leur faudra 5 années de travaux pour tester l’idée, expérimenter le concept et convaincre de l’utilité du bilan carbone.

Il a donc fallu faire face au scepticisme pour faire émerger l’idée, la faire passer de concept à réalité. « Dans les années 1990, avec Kyoto, le sujet carbone existait déjà, mais on ne savait pas bien de quoi on parlait. On disait qu’il fallait baisser les émissions mondiales, mais on ne savait pas encore bien les quantifier ni les mesurer », rappelle Michèle Pappalardo, ancienne présidente de l’ADEME. « Si on ne mesurait pas les émissions, on aurait du mal à se dire qu’on allait les réduire ». En 2003, la canicule met le sujet du changement climatique sur le devant de la scène.

Au fait, c’est quoi le bilan carbone

Le travail de Jancovici avec l’ADEME aboutira en 2004 par la création du bilan carbone par l’ADEME. Ce dernier consiste à recenser les données d’une activité ou d’une entreprise afin de quantifier les émissions de gaz à effet de serre. Le bilan carbone s’opère en analysant les émissions par le biais de 3 périmètres aussi appelés scopes. Le scope 1 mesure les émissions directes de l’entreprise c’est-à-dire attribuables aux installations, machines et véhicules d’une entreprise. Les émissions de scope 2 sont les émissions indirectes en lien avec l’énergie utilisée par l’entreprise. Le scope 3, plus large, et parfois aussi plus imprécis, concerne le reste des émissions indirectes associées à l’activité d’une entreprise. À partir de ces données, la seconde étape du bilan consiste à établir un plan de réduction des émissions identifiées.

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Les méthodes de calcul sont là, maintenant qu’elles existent encore faut-il s’en emparer. Dans ses premières années, la comptabilité carbone est effectuée sur une base volontaire par les entreprises le souhaitant, elles sont donc peu nombreuses. L’essor du bilan carbone dépend ainsi beaucoup de la réglementation. Il doit servir à la fois à mesurer les émissions, mais aussi à les réduire. De plus, un outil n’est rien sans des humains pour les manipuler. La comptabilité carbone n’échappe pas à cette règle, ainsi de nombreux experts ont rapidement été formés. En deux décennies, plus de 30 000 personnes ont été formées au bilan carbone dont 3 360 personnes formées l’an dernier, selon l’ABC.

Dans le même temps, la législation évolue afin de prendre en compte le changement climatique et les moyens de l’atténuer. En 2010, la loi Grenelle II rend le bilan carbone obligatoire tous les 4 ans pour les entreprises de plus de 500 salariés en métropole. Ainsi, en 2021, d’après l’ADEME, 4970 structures privées ou publiques étaient soumises à l’obligation de réaliser un bilan de leurs émissions de gaz à effet de serre. Seulement 35 % d’entre elles étaient pourtant en conformité avec la loi. L’évaluation de leurs émissions de gaz à effet de serre va concerner de nombreuses entreprises dans les années à venir. Au tournant des années 2020, ces obligations se trouvent étendues à plus d’entreprises au travers de la directive européenne (CSRD Corporate Sustainability Reporting Directive) sur la responsabilité des entreprises.

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Élisabeth Laville, fondatrice du cabinet et think-tank UTOPIES rappelle qu’en matière d’écologie on partait de presque rien dans les années 1990 : « il n’y avait pas de réglementations ni de mesures sur lesquelles s’appuyer, on parlait alors de bon sens, de stratégie et d’innovation. Ce qui est toujours pertinent. »  Elle qui travaille depuis bientôt 35 ans sur la durabilité en accompagnant des entreprises met en avant que le bilan carbone ait pour lui l’avantage de faire « consensus » car les émissions sont « la seule chose qu’on sait à peu près mesurer pour tout le monde. » Selon l’experte, il convient de voir le bilan carbone comme un point d’appui à la transformation des entreprises.

20 ans de comptabilité carbone, bilan et perspectives

« Le bilan carbone n’a pas pour unique ambition de juste faire connaître les émissions, puis qu’il ne se passe rien. La transition est complexe et prendra du temps. Les énergies fossiles sont encore là, il ne faut donc pas négliger l’adaptation », affirme Anna Creti.
En effet, le bilan carbone, une fois effectué, doit permettre d’élaborer un plan d’action afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. C’est son second volet, et sans aucun doute le plus difficile car il implique de revoir de nombreux process.

« On peut d’abord réduire en recherchant de l’efficacité, mais ça ne fera pas tout. Il faut se positionner sur des business-model plus sobres », selon l’économiste Anna Creti. « Pour les entreprises, c’est difficile car cela nécessite d’obtenir l’adhésion des collaborateurs, de la direction, des clients et des fournisseurs au plan de transition ».

Philippe Lauret préside l’APCC (Association des Professionnels en Conseil Climat Energie Environnement), et il note un « besoin d’accompagnement de la part des entreprises ». Il met en perspective la portée du bilan carbone : « il ne suffit pas d’avoir un bel outil, il faut savoir l’imposer ». Selon lui, l’enjeu est de faire en sorte que « le bilan carbone ne soit pas perçu seulement comme une mauvaise note par les entreprises. »

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« La décarbonation se rapproche du cœur de la stratégie des entreprises », martèle Sylvain Waserman, actuel président-directeur-général de l’ADEME. Car, elles doivent désormais prendre en compte les impératifs climatiques. Le bilan carbone entre en ligne de compte pour obtenir des financements auprès des investisseurs et des banques et il sera pris en compte dans l’attribution des marchés publics à compter de 2026.

« Le bilan carbone a lancé en 2004 une nouvelle ère de la transition écologique : celle de la mesure, du chiffre, de l’indicateur et de l’objectif. Aujourd’hui, on sait que la France émet 373 millions de tonnes de CO2 et que le point de passage de nos objectifs se trouve à 268 millions pour 2030. On a donc 5 ans pour trouver 105 millions de tonnes. La méthodologie du bilan carbone permet à chacun de mesurer sa contribution à l’effort final », affirme Sylvain Waserman, président de l’ADEME.

Un outil certes imparfait mais utile

Le bilan carbone a été créé pour répondre aux questions soulevées par le climat et la hausse des coûts de l’énergie. Il ne prend donc pas en compte, et c’est une critique qui lui est souvent formulée les impacts sur la biodiversité, l’empreinte eau ou encore le respect des limites planétaires. Le bilan carbone peut être vu comme imparfait, mais il doit nous aider à réfléchir.

En revanche, la question de l’utilité et de la traduction en décision de la connaissance des impacts demeure. Elle impliquerait de profondes transformations de l’économie si on tenait vraiment compte de l’impact écologique des activités humaines.

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Fabrice Bonnifet, président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D) se montre franc : « on sait tous qu’on est obèse en carbone ». Il plaide pour un renversement de l’effort en matière de bilan carbone en déplorant que de nombreuses organisations passent beaucoup de temps et d’énergie à recenser leurs émissions sans consacrer les mêmes ressources à transitionner. D’après lui, 90 % des efforts sont mis dans la mesure des émissions, et seulement 10 % pour le plan d’action, or « il faudrait faire l’inverse ». Il rappelle qu’une grande partie de l’empreinte carbone provient avant tout de la fabrication des objets davantage que de leur utilisation d’énergie. Fort de ce constat, il appelle à « interroger les limites en croissance des business-model ». La logique serait alors de « renoncer à fabriquer et à vendre des produits ». Il propose plutôt de miser sur d’autres modèles économiques que la vente d’un bien pour continuer à rendre le même service tout en faisant durer plus longtemps les objets.

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Cédric Ringenbach, fondateur de la « Fresque du Climat » abonde dans ce sens en affirmant qu’il faut « travailler sur une forme de découplage pour rendre le même service en réduisant les flux physiques. » Toutefois, il insiste sur le rôle des citoyens, des consommateurs et des politiques pour déterminer les choix de production. Il n’y a pas d’offre sans demande. De même, il n’hésite pas non plus à questionner la pertinence de l’activité d’une entreprise, contribue-t-elle ou non à l’effort climatique ? « La responsabilité des entreprises est de s’aligner soit sur le climat, soit sur le business as usual », clame-t-il.

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Ce qui revient à « redéfinir ce qu’est la performance des entreprises », résume Elisabeth Laville. Fabrice Bonnifet veut croire que ce qu’on perd en profitabilité en changeant de modèle peut être compensé par un gain en durabilité et en pérennité de l’activité, à condition du maintien de la cohérence et de la « robustesse » des cadres réglementaires. Une grande partie des acteurs du bilan carbone suggèrent d’aller au-delà du simple exercice de comptabilité et de réinventer l’entreprise et sa gouvernance, en mettant par exemple dans les conseils d’administration des représentants du climat ou du vivant.

Le regard des experts de la Fondation GoodPlanet sur le bilan carbone

La Fondation GoodPlanet, aussi membre de l’ABC, réalise depuis près de 18 ans des bilans carbone. Julie Mathews, directrice de l’accompagnement des organisations au sein de la Fondation GoodPlanet : « en étant au contact des entreprises au quotidien, nous partageons le même constat que d’autres acteurs du bilan carbone. 20 ans plus tard, avec les entreprises qu’on accompagne, il y a toujours des difficultés à récolter des données fiables. Puis, une fois celui-ci réalisé, le principal frein concerne la mise en place d’un plan d’action. Il y a des entreprises qui arrivent à faire leur bilan carbone tous les deux ans, sans parvenir à déployer leur plan d’action ce qui est très dommage. Elles rencontrent des difficultés à mobiliser tant les ressources en interne que les ressources financières pour mettre en place des actions structurantes et contribuer à l’effort climatique. Nous constatons l’importance d’accompagner pas à pas à la mise en place du plan d’action pour faciliter la conduite du changement en interne, c’est indispensable, sans quoi le bilan carbone devient presque inutile. »

Julien Leprovost

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